La Ville de Montreuil célèbre tous les ans en septembre le matrimoine en offrant à ses administré.es sa dose de spectacles subventionnés pour notre délice féministe. Vendredi 22 septembre, On est allées au Théâtre Berthelot – Jean Guérin applaudir la création Ni vues ni reconnues écrite à quatre mains par Anne Comte et Alexia Cascales, qui interprète sur scène les quatre personnages féminins de la pièce avec panache pour nos yeux ébouriffés. Le dispositif scénique imaginé par Samia Ramdani est aussi ingénieux qu’il est sobre : quatre mannequins de couturière figurent les corps déshabillés de quatre femmes volées, mises à nu, et au visage absent ; ces corps rigides qu’on tourne, renverse et qu’on déplace à gré, retrouveront-ils une épaisseur identitaire à la fin de l’heure de spectacle ? Les mannequins semblent avoir prêté le costume de Mileva Einstein, Gerda Taro, de Margaret Keane et de Blanche Calloway à l’actrice Alexia Cascales le temps que dure l’illusion.
On commence à s’habituer à ces histoires de femmes de l’ombre sans lesquelles les maris et les frères n’auraient pu prétendre à la gloire et à la pierre glaciale des Panthéons, on soupirerait presque d’avance de voir se dérouler la même histoire encore et encore et encore, celle de femmes brillantes, dont l’oeuvre a été pillée, dont le nom a été sali pour mieux rehausser l’or de la statue du mari, dont les créations sont passées à la déchiqueteuse de l’Histoire, et dont il ne reste au mieux qu’une mention, un matronyme dans les notices bibliographiques en fin d’anthologie. Une sorte de « Ah oui, au fait, elle a vécu et respiré à côté de l’épaule gauche des Surréalistes », entre nous, on peut remplacer « Surréalistes » par un nom d’écrivain, de peintre, d’homme politique, de sculpteur, de musicien, de scientifique ou de génial inventeur. En revanche, ça marche moins avec le nom d’une autre femme, allez savoir pourquoi.
Au mieux, la femme est une inspiratrice, au pire un corps insignifiant. Dans la pièce Ni vues ni reconnues, on entend des extraits de la correspondance entre Albert et Mileva Einstein, une plongée dans l’intime loin des feux médiatiques. On y découvre la descente aux Enfers d’une mathématicienne brillante qui faisait la fierté de son mari avant de devenir un être gênant avec qui partager la gloire. Et de partage, il n’en est pas question. Alors pour justifier son éviction, Albert se lance dans une campagne contre son ex-femme faite d’humiliation et de médiocrité. Le brillant Prix Nobel de physique qui ne parvenait pas à boucler d’insolubles équations mathématiques ou à préparer ses cours pour l’université sans Mileva lui rappelle sa place hors de la lumière quand l’idylle tourne court. Elégant Albert, facétieux Albert, ignoble Albert.
Qu’on parle de Mileva Einstein, réduite à la misère après avoir contribué à un Prix Nobel sans en obtenir l’once d’une reconnaissance, qu’on parle de Margaret Keane, peintre volée et enfermée dans son atelier sous l’emprise de son mari qui lui dérobe la vedette et les toiles qui vont avec, qu’on parle de Gerda Taro, l’immense reporter de guerre morte pendant la Guerre d’Espagne, pillée par celui-là même qui l’adulait, le grand Robert Capa, fondateur de l’agence Magnum… toutes ont succombé à la confiance artistique ou créatrice, à l’idée que l’accomplissement des grandes oeuvres dépassaient les ego, que les nuits passées à tout sacrifier pour les plus belles pages de l’Histoire méritaient qu’on les signe à deux. Mais le piège du patronyme se referme sur la femme, son prénom s’efface et Einstein ou Keane ne renvoient qu’à l’homme, quand Capa s’accapare sans honte le copyright des clichés en évinçant le nom de l’amante défunte qui les a pourtant bien pris.
Ces destinées à l’encre sympathique sont subtilement mises en corps par l’actrice dans ce seul en scène musical bien rythmé et tout en nuances. On apprécie que le final s’envole vers les plus hautes notes grâce à la fougue de Blanche Calloway au piano. On ne peut que souhaiter que le spectacle vive une heureuse programmation cet automne.
Elle rêvait de tenir un ranch dans le Wyoming, mais sa phobie de l’avion l’a poussée à embrasser la carrière d’enseignante à Montreuil pour partager sa passion des grands espaces littéraires.