L’Incivilité des fantômes : la science-fiction afro queer de Rivers Solomon

Nouveau·elle venu·e dans le paysage littéraire américain, Rivers Solomon a impressionné la critique avec son premier roman, An Unkindness of Ghosts, sorti en 2017. Traduite chez nous sous le titre L’Incivilité des fantômes, cette histoire de science-fiction viscérale et poétique s’est invitée dans la rentrée littéraire française. 

Sur les bases d’un récit de space opera somme toute classique, Rivers Solomon rend cette histoire singulière en proposant une allégorie du système esclavagiste (notamment le plus connu, nord-américain du 17e au 19e siècle, mais pas que) et en imaginant des héros de SF différents, comprenez qui ne sont pas des hommes blancs hétérosexuels, comme c’est si souvent le cas dans la littérature de science-fiction populaire. 

L’écrivain·e afro-américain·e et non-binaire nous embarque à bord du Matilda (un nom inspiré par le Clotilda, dernier bateau d’esclaves arrivé en 1860 aux États-Unis), un vaisseau spatial dans lequel survit ce qu’il reste de l’humanité, après que les humains ont quitté la Terre il y a 300 ans. Reste l’espoir d’arriver un jour sur une terre promise. C’est Aster Gray, une jeune femme noire botaniste et guérisseuse, qui nous fait découvrir les entrailles de la bête de métal, alimentée par un soleil artificiel. Et l’on plonge dans cet univers dystopique, qui n’a rien à envier à Snowpiercer – pour la lutte des classes – et The Handmaid’s Tale – pour les atteintes aux droits des femmes. En effet, le système politique peut se résumer à une dictature par la terreur, où les personnes racisées ont été réduites en esclavage, au profit des riches blancs, tout le monde vivant au sein d’un système complexe de pontons.  

Aster vit dans une petite cabine avec trois congénères, dont sa meilleure amie, Giselle. Elle travaille dans les plantations et évite comme elle peut les gardes du vaisseau, aux méthodes de tortionnaires. Sa tante Mélusine, et son ami Theo (surnommé “Le Chirurgien”) tentent de la protéger du mieux qu’ils peuvent. Mais l’intelligence, la curiosité et la bizarrerie d’Aster vont l’amener à se faire un terrible ennemi, Le Lieutenant, tandis qu’elle enquête sur la mort de sa mère, qui se serait suicidée il y a 25 ans. De survivante maligne, la jeune femme va doucement glisser vers une rébellion explosive. 

Rébellions et afrofuturisme

L’incivilité des fantômes s’inscrit dans la grande tradition des sombres dystopies à teneur politique. Il s’en fallait de peu pour que le récit ne tombe dans quelque chose de trop didactique. Car il est évident que Rivers Solomon reproduit ce système brutal de domination à travers le filtre de la science-fiction. La peur à chaque changement de couloir, les humiliations quotidiennes, la violence physique omniprésente (dès le premier chapitre, Aster doit amputer une petite fille pour lui sauver la vie), les agressions sexuelles (les viols par des gardes, parfois pédocriminels)… Certains passages sont douloureux à lire, mais comme dans tout conte, aussi sombre soit-il, l’espoir naît d’une manière ou d’une autre, et ici par les femmes, notamment quand Aster reconstruit le puzzle que constitue la vie de sa mère, tandis qu’elle a pour exemple Giselle l’insoumise, magnifique et tragique personnage, consumé par le feu de la révolte. 

À travers ce roman, l’auteur·ice donne une voix aux personnes marginalisées, racisées, et tout simplement différentes de la norme dominante actuelle. Ses personnages sont attachants (dans le sens où on s’y attache sans forcément être en accord avec leurs décisions ou leurs comportements) et complexes. Aster est atteinte de troubles du spectre de l’autisme, ce qui ne la rend pas moins forte et passionnante. Son amie Giselle, survivante de viols, lutte elle contre des épisodes maniaco-dépressifs liés à un stress post-traumatique non géré. 

Mélusine, la tante d’Aster, joue les nounous contre son gré. Elle le dit dans un passage fort, elle n’aime pas spécialement les enfants. Un retournement du cliché raciste de la “mama africaine” censée être maternelle, né à l’époque esclavagiste où les femmes noires étaient forcées à s’occuper des enfants blancs de leur maître·esse·s. Le roman évoque aussi en filigrane deux personnages lesbiens qui cachent leur relation par peur des représailles homophobes. Du côté des hommes, on retiendra le raisonné et doux Theo, seul ami masculin d’Aster, pour lequel elle développe des sentiments qu’elle a du mal à appréhender. Leur amour délicat et unique, qui grandit en dépit d’un environnement hostile, est une des plus jolies formes de rébellion du roman.     

La richesse de L’Incivilité des fantôme vient aussi des origines afro-descendantes de son auteur·ice, qui se réclame du mouvement afrofuturisme. Ce dernier allie les traditions africaines à des mythologies contemporaines et des éléments high-tech (comme dans le film Black Panther). Réfléchir à une identité en mouvement, explorer les traditions africaines sous un prisme non-occidental passent par la création de nouvelles histoires, qui créeront de nouveaux types de représentation pour les futures générations. La vision afroféministe et queer de Rivers Solomon est précieuse, tout comme son imaginaire et son talent incontestable pour lui donner corps.

Ce récit haletant est extrêmement bien maîtrisé, tout comme l’atmosphère oppressante du Mathilda et la psychologie des personnages. On verrait bien cette histoire au potentiel visuel certain vivre sur un écran – sous la forme d’un film ou d’une série. En attendant, on ne lâchera plus Rivers Solomon, dont le deuxième roman, The Deep, sort en novembre aux États-Unis. Iel achève en ce moment son troisième roman.   

L’Incivilité des fantômes, de Rivers Solomon, traduit de l’anglais (États-Unis) par Francis Guévremont, Aux Forges de Vulcain, 391 pp., 20 €.