Brouillon pour une encyclopédie des mythes féministes, Les Jaseuses, éditions iXe

Refonder les mythes, les réécrire, les relire en chaussant ses lunettes féministes, diversifier, hybrider, multiplier, repenser, traduire, créoliser, inventer… ce Brouillon pour une encyclopédie féministe des mythes porte une ambition formidable, fruit du travail du collectif Les Jaseuses, dont l’objectif est de « faire de la recherche sans limiter celle-ci à ses définitions académiques ». Cent figures sont ainsi revisitées de Z à A, pour signifier sans doute la perspective d’un renversement. Le spectre de l’Encyclopédie élaborée par un fameux boys club du XVIIIè siècle plane sur cette nouvelle entreprise qui s’en démarque résolument :

« Le genre de l’encyclopédie aussi était à réinventer : c’est une somme savante et pompeuse, qui prétend à l’objectivité mais classe et hiérarchise selon des valeurs patriarcales, impérialistes et capitalistes. Ne la laissons pas aux mains des pères : nous en avons détourné la forme pour renouveler la source de nos savoirs, de nos images et de nos partages. »

La mythologie, principalement grecque et latine, qui a profondément modelé nos imaginaires, est le terreau fertile de la culture du viol et du patriarcat triomphant. Les dieux passent leur temps à violer des femmes et à les réduire au silence en les changeant, qui en arbuste, qui en animale. Les déesses ne sont pas en reste, bien souvent auxiliaires des prédateurs, elles ne nourrissent envers les autres femmes que jalousie, rivalité et convoitise. Daphné, Arachné, Danaé, Leda… la liste des victimes est sans fin, comme s’il fallait imprimer inlassablement dans nos cerveaux un archétype puissant, sans échappatoire possible. L’homme désire, il se sert puis, avec la bénédiction de la société toute entière, condamne sa victime au silence. Et ça fait plus de deux mille ans que ça dure. Alors, à la manière de Monique Wittig dans Les Guérillères, les Jaseuses « disent qu’il faut tout recommencer. Elles disent qu’un grand vent balaie la terre. Elles disent que le soleil va se lever. »

Le brouillon, une forme féminine ou féministe ?

À première vue, on peut s’étonner de l’usage du terme « brouillon » dans le titre, relevant d’une écriture féminine stéréotypée : le brouillon s’excuserait, ne se permettrait pas, refuserait de s’imposer. Mais la référence au Brouillon pour un dictionnaire des amantes, écrit à quatre mains par Monique Wittig et Sande Zeig en 1976, donne une toute autre dimension au projet des Jaseuses : il ne s’agit pas de proposer un contre-récit tout aussi péremptoire, de remplacer une autorité toute puissante par une autre mais de créer un espace honnête d’élaboration collective, qui conscientise ses limites et ses failles. Le « brouillon » visibilise la fragilité des savoirs, accepte la part évolutive des connaissances, l’instabilité et le renouvellement, la perfectibilité. Cette encyclopédie des mythes féministes exclut ainsi tout savoir figé, toute assertion définitive, l’assurance de dire LA vérité au détriment de toutes les autres.

La métaphore du tissage apparaît doublement : dans la mention « à vol d’oiselles » qui propose des liens avec d’autres figures mentionnées ailleurs dans l’ouvrage, et créé des constellations inventives. Mais aussi dans les illustrations : l’artiste Inès Cassigneul a « brodé au fil de coton du lin et des chutes de tissu pour poupée de chiffon et ainsi réalisé une carte en deux fragments, qui propose un travail sur les imaginaires », illustrations que l’on retrouve en 2ème et 3ème de couverture.

Inès Cassigneul, Carte des mythes, fragments 1 et 2, 2023, Broderie, lin, chutes de tissu pour poupées de chiffon, fils de coton et de satin. Photographie par Laurent Guizard.

On pense aussi à cette encyclopédie comme à un patchwork de savoirs, une broderie à plusieurs, activité féminine réappropriée dans un but militant. L’ouvrage réunit ainsi des contributions variées (y compris dans la forme, académique, poétique, fantaisiste…) et se trouve enrichi d’un complément numérique (https://lesjaseuses.hypotheses.org/9136) comprenant des références bibliographiques supplémentaires, des illustrations en couleur et la possibilité de proposer des ajouts, des notes, et donner ainsi son sens plein au terme collectif (on y retrouve également l’ensemble des illustrations originales : photographies, dessins, gravures et peintures, en bichromie noir et bleu dans l’encyclopédie papier).

Puisque « L’objectif est autant de créer de construire de nouveaux mythes que d’en redéfinir de plus anciens, qui ont pu servir à justifier une éthique, à légitimer un ordre social établi au détriment des femmes et des minorités », commençons donc par les plus anciens.

Les grandes classiques revisitées

Arachné, Circé, Cléopâtre, Cassandre, Pénélope ou Mélusine sont autant de figures attendues ainsi retissées par les Jaseuses. Pour certaines, il s’agira de proposer une relecture moderne, ainsi de Cassandre, associée à Greta Thunberg qui subit elle aussi « des attaques misogynes et psychophobes [qui] tentent de discréditer ses alertes lucides ». Pour d’autres, c’est un changement de regard fécond que nous proposent les auteurices de ces notices : Circé, déesse et magicienne qui change les compagnons d’Ulysse en porcs et use de ses charmes pour retenir le héros sur son île, est devenue l’archétype de la femme fatale, de la sorcière, de la séduction érotique. Pourtant au 20è siècle, des autrices « redonnent à Circé sa voix, étouffée par des siècles de domination masculine ». Toni Morrison dans Le Chant de Salomon (1977), Margaret Atwood dans Circé. Poèmes d’argile (1974), Madeline Miller dans Circé (2018) revisitent son histoire dans une perspective féministe : « La sorcière empuissantante de la mythologie impose son point de vue et balance les porcs qui lui ont valu si mauvaise réputation. ». Enfin, certaines entrées opèrent un renversement inédit et réjouissant, comme celle intitulée Petit Chaperon Rouge (baise le loup). La jeune fille qu’il faut avertir afin qu’elle ne tombe pas dans les griffes des prédateurs, incarnés par le Loup, comprend que les agresseurs ne sont pas ceux qu’on croit et s’allie à l’animal déconsidéré dans une étreinte charnelle consentie. Les deux laissés pour compte, femme et animal, qu’on a si bien réussi à liguer l’un contre l’autre, n’ont plus qu’à unir leurs forces pour combattre les vrais prédateurs :

« Il était une fois le Petit Chaperon rouge chargée d’amener une galette à sa mère-grand, et puis le Loups l’attira hors du chemin, la dupa et la croqua.

Non.

Il était une autre fois le Petit Chaperon rouge chargée d’amener une galette à sa mère-grand, et puis le Loup tenta de la duper mais Chaperon rouge faisait du karaté.

J’y ai cru un temps, mais pas tout-à-fait.

Encore une autre fois, il était question de ventre découpé et de cailloux avalés de force et là vraiment je me suis dit que c’était n’importe quoi.

L’artiste Kiki Smith a nommé la chaperonne qu’elle a dessinée et sculptée. Désormais, elle s’appelle Geneviève, rejoint le Loup dans son lit et passe ses nuits avec lui. Elle a compris que le Loup n’était pas le vrai danger dans la forêt.

Si Geneviève s’habille de rouge vif de la tête aux pieds, c’est justement parce qu’elle a peur que les chasseurs la prennent pour le Loup, le Lapin, le Sanglier, lui disent qu’elle l’a bien cherché et qu’elle n’avait qu’à pas tant ressembler à un gibier. Cheveux rentrés dans le col de son manteau, capuchon rabattu, écouteurs dans les oreilles, mains serrées autour des clés au fond de ses poches, ce n’est pas du Loup dont elle a peur. »

Oubliées, outsiders et seconds rôles

Outre les grandes figures qu’on s’attend à trouver dans un tel ouvrage, les Jaseuses font la part belle à des personnages venus d’autres espaces géographiques et culturels et tentent le pas de côté quant à la mythologie européocentrée. On découvre au fil des pages Maria Lionza, divinité vénézuélienne qui communique avec la nature après avoir été dévorée par un anaconda, Manman Dlo, mère des eaux aux Antilles, inspirée de Mami Wata et protectrice de toutes celles et ceux qui ont sombré au fond de l’Océan pendant la traite, Sanité Belair, héroïne de l’indépendance haïtienne, Sedna, mère de la mer chez les Inuits, et tant d’autres qui ouvrent des champs culturels vastes, des perspectives nouvelles qui évitent l’enlisement. Certaines entrées remettent à l’honneur des figures oubliées, auxquelles nous avons peu ou pas prêté attention en découvrant des mythes pourtant bien connus : Ismène, la sœur d’Antigone, symbole d’une féminité caricaturale qui n’a pas le courage politique de sa sœur est revisitée comme la garante du care, celle qui fait le choix de la vie coûte que coûte contrairement à sa sœur qui finalement perpétue un ordre patriarcal fait de violence et de morts :

« Plus minoritaire, plus récent, le féminisme d’Ismène est peut-être aussi plus subversif en ce qu’il renonce à l’idéalisation des valeurs traditionnellement masculines que sont l’abstraction, l’indépendance et la transgression, pour mettre en avant la relation. »

J’ajouterai « à vol d’oiselle » le film québécois Antigone réalisé par Sophie Deraspe en 2019 : Ismène qui réclame envers et contre tout une « vie normale » y est bouleversante. Ces invitations à relire les mythes, à sortir des voies tracées depuis longtemps, à emprunter les chemins de traverse constituent une source féconde de réflexion et de rêverie. Autre « outsider » qui a marqué ma lecture, la dernière femme de Barbe Bleue qui acquiert un nom grâce aux Jaseuses… Ce conte terrifiant, qui parle tranquillement féminicide, « montre aussi la puissance de la sororité et l’importance salvatrice de la curiosité ». La dernière femme de Barbe Bleue, celle qui échappe à la mort, grâce à ses frères (dans d’autres versions, ce ne sont que des sœurs, ou sa mère qui lui vient en aide), est baptisée Tryphine par l’autrice de la notice, du nom d’une sainte du VIè siècle ressuscitée après avoir été décapitée par son mari. Prolongement et actualisation :

« Tryphine survivante est entourée de ses sœurs. Portant un seau de colle et un pinceau, elle affiche sur les murs de la ville : NI UNA MENOS. Pas une de moins, pas une de plus. »

Passionnante découverte aussi de la sainte légendaire Wilgeforte, vierge barbue et crucifiée ! Sa barbe serait le résultat de ses prières pour échapper aux violences patriarcales (Bon OK l’Église ne l’a sûrement pas formulé comme ça mais vous comprenez l’esprit), « elle devient celle que l’on invoque pour se libérer de peines et de dangers, et, entre autres choses, d’un époux. » La notice nous apprend cependant que son existence est controversée mais qu’un « travail de redécouverte de sa figure est à l’œuvre, notamment dans le perspective d’une (ré)écriture queer de l’histoire de l’art qui ouvre les possibles et peut nous permettre de voir en Wilgeforte une figure de la fluidité de genre, du travestissement et du refus de l’hétérosexualité. »

Maïc Baxane, Sainte Débarras (Sainte Wilgeforte), 2020, dessin, 50 x 34 cm.

Les nouveaux mythes

Enfin, l’intérêt de cette ambitieuse – et joyeuse – encyclopédie réside aussi dans la création de nouveaux mythes : et oui, elles se le permettent, et elles ont raison ! Le mythe de la « Brodeuse de dents et autres êtres imaginaux », celui de la « Fée du logis » conçu comme une ode à la réappropriation féministe des savoirs dans la construction et la jouissance de ses propres lieux d’habitation, celui, enfin, il le fallait, des « Jaseuses » elles-mêmes, « sœurs et adelphes dispersé.es aux quatre coins du globe mais lié.es par des fils invisibles. »

Une encyclopédie incontournable, poétique, inspirante qui propose de nouvelles cosmogonies et dont j’achève la chronique en vous citant la notice « Bacchantes », si wittigienne…

« On dit qu’elles redécouvrirent l’origine du mythe. Qu’elles décidèrent que Dyonisos n’était qu’un mot derrière lequel chacune pouvait choisir le sens de son devenir-Bacchante. On dit qu’elles contemplèrent toutes les Bacchantes que les hommes avaient condamnées et qu’elles réécrivirent leur histoire. »