Becky Chambers : Une chronique pour les rêveuses fatiguées

Vous ferez quoi, vous, quand l’apocalypse aura enfin emporté le monde que nous connaissons ? Et quand les machines auront fini par accéder à la conscience ? Vous avez déjà vos projets ?

Jusqu’à récemment, j’aurais eu du mal à donner à cette question une réponse un peu intelligible. Mais maintenant je sais :

Je me ferai une bonne tasse de thé.

Je me convertirai au culte d’Allalae, l’enfant-dieu des petits conforts simples et importants (divinité à laquelle je rendais déjà un culte inconsciemment depuis mon premier bain Lush et que j’honorerai jusqu’à mon dernier café soleil dans le dos avec le labrador qui me regarde tendrement et Léonard Cohen dans les oreilles). Et peut-être que sur les routes je rejoindrai frœur Dex, personnage principal des deux novellas du cycle « Histoire de moine et de robot » de Becky Chambers, respectivement Un psaume pour les recyclés sauvages et Une prière pour les cimes timides – la traduction française du dernier vient de paraître chez L’Atalante. Becky Chambers est surtout connue et reconnue pour une grande série de space opera féministe, Les Voyageurs, que j’espère aller explorer bientôt ; mais le genre de la novella connaît ces dernières années un regain réjouissant, dont je pense qu’il est moins dû à nos vies pressées qu’à la lassitude induite par le buffet gargantuesque des narrations-fleuves interminables, des jeux vidéo open-world avec 150 heures de jeu au compteur, des séries interminables en 25 saisons. La novella dit ce qu’elle a à dire et elle te laisse rêver le reste, au lieu de te brailler dans l’oreille non-stop et de t’expliquer à quelles conclusions tu es censée parvenir. (Ma foi, si vous voulez en conclure que ça en fait une forme d’écriture féministe, c’est pas moi qui vais vous en empêcher.)

Frœur Dex, notons-le au passage, est un personnage non binaire, et je commence par conseiller cette lecture à toustes celleux qui, comme moi, sont habituées à l’écriture inclusive dans les pratiques de communication médiatique ou institutionnelle, mais qui l’ont moins fréquentée en littérature et se demandent si ça passe. Réponse : oui, ça passe sans problème. Bravo à Marie Surgers pour sa traduction qui rend à la fois poétique et claire la narration, tout en faisant voir et entendre la non binarité de Dex, laquelle n’est à aucun moment un pivot de l’intrigue – jamais l’existence de Dex n’a besoin de se justifier, et ça fait du bien. (Je reste persuadée qu’il y a une radicalité évidente à réclamer son droit d’exister, mais une autre, tout aussi puissante, à se l’octroyer sans demander la moindre autorisation.)

Dex, donc, est moine de thé, une fonction sacrée qui consiste à écouter les gens et à leur proposer, en fonction de leurs états d’âme, l’infusion qui leur offrira du réconfort. Iel recueille les paroles et choisit les plantes. Mais Dex a au cœur d’ellui la sensation d’un manque, cette démangeaison de chercher un sens à sa vie sans trop savoir se le formuler. Ainsi s’ouvre le premier chapitre : « Dans la vie, parfois, arrive un moment où on a absolument besoin de foutre le camp de la ville. Même si l’on a passé toute sa vie en ville, comme frœur Dex. Même si la ville est une ville super, comme la seule ville de Panga. » Pour Dex, ce manque sonne comme un chant de grillons qu’iel aspire à retrouver. Alors iel part vers la forêt, en vélo-roulotte, loin des routes balisées, sans trop savoir où est le point de sa quête.

Et c’est là qu’iel rencontre Omphale Tachetée Splendide, un robot. Car ici, les robots, en devenant conscients et sensibles, n’ont pas réduit l’humanité en esclavage mené la guerre et matrixé les cerveaux. Ils se sont juste barrés et personne ne sait où. Omphale est revenu parce qu’il a une question à poser : De quoi les humains ont-ils besoin ?

Dex et Omphale cheminent à deux dans le premier tome, à travers les zones sauvages, et à la rencontre des autres communautés dans le second. Ces deux novellas se lisent donc comme des contes philosophiques, de dialogues sur les sens de la vie, tout en métaphore et en méditation. Et c’est : merveilleusement doux. L’une des lectures les plus douillettes et profondes et sages et humbles qu’il m’ait été donné de lire ces derniers temps. Une de mes quêtes, depuis un moment, ce sont des récits d’anticipation – post-apo et utopie surtout – qui me paraissent vivables, pas vivables seulement pour des mecs jeunes, fringants et en bonne santé, mais vivables pour des femmes, des enfants, des corps fragiles ou hors normes, des personnes vieilles ou malades ou handis, loin des propositions viriles où on nous berce du triomphe des forts et des durs. Panga est un monde apaisé et spirituel, une utopie de jardins collectifs et de réseaux low-tech, de communautés et de structures familiales ou amicales qui s’articulent librement.

Avec Dex et Omphale, le temps se pose, devient celui de l’avancée lente dans la forêt, des discussions longues et hésitantes pendant que bout l’eau du thé, des douches chaudes qu’on savoure, des métaphores heureuses, des contemplations réjouies et mélancoliques qui m’ont arraché un sourire à chaque coin de page où se déployait la description du monde – les fraises marines, les fleurs de prunelle épicée. Au cœur de tout ça, les questions et les réponses désarmantes d’Omphale. Les robots sont partis parce qu’ils ne voulaient pas être programmés et voués à une unique fonction, alors pourquoi les humains s’obstinent-ils à définir un sens, « trouver un but » à leur vie ? Et comment peuvent-ils retrouver la certitude qu’ils méritent d’être heureux ?

Des réponses dans les livres, dédiés respectivement « pour vous qui avez besoin de souffler » et « pour vous qui ne savez pas où vous allez ». Je vous laisse y songer : le thé est prêt, et infusé au-delà de quelques minutes, c’est moins bon.