Terremer d’Ursula K. Le Guin : les voyages de l’héroïne

Bonjour Madame, excusez-moi de vous déranger, mais auriez-vous une minute à m’accorder pour parler de notre sauveuse et maîtresse Ursula K. Le Guin ?


Fermez les yeux et imaginez. Nous sommes encore au XXe siècle. Une autrice se lance dans la fantasy jeunesse, et va imposer sa plume féminine dans un milieu de l’imaginaire où la parité peine à s’instaurer. Son roman ? Une série dont le héros, un jeune garçon apparemment ordinaire, intègre une école de magie puis affronte une incarnation du mal qui lui est étrangement liée…
Non, restez ! Imaginez que l’autrice en question ait élargi son roman d’apprentissage initial, façon voyage du héros jungien [1], vers des horizons féministes qui questionnent en profondeur les notions de pouvoir, de domination, de reconstruction de soi, de rapport à l’échec et au vieillissement. Que durant sa carrière, elle soit revenue vers son œuvre avec sérénité mais aussi en se questionnant, sans crispation, sur ce qu’elle avait cherché à exprimer. Et que l’une de ses œuvres les plus notoires, La Main
gauche de la nuit
, imagine un monde où le genre n’existe pas, les individus ne se « sexuant » que par phases brèves et consenties de reproduction lors desquelles ils peuvent incarner l’un ou l’autre sexe, si bien que toute la société ignore le viol et les discriminations liées au genre.


Bref : Ursula, c’est une icône, et ces derniers temps, c’est un peu le remède à J. K. Rowling.


Initialement, j’avais pensé ne chroniquer que le second tome de la tétralogie de Terremer – vaste cycle maintenant publié en intégrale au Livre de Poche –, mais à bien y réfléchir, c’est un peu dommage de ne pas le replacer dans une évolution plus large. Le tome 1, donc, Le Sorcier de Terremer, est un joli roman d’apprentissage magique, dans lequel le lecteur accompagne Ged de ses débuts anonymes et balbutiants d’enfant doué mais insécure, jusqu’à son triomphe – annoncé et mythifié dès les premières lignes du roman – comme Archimage de l’école de magie dont il fut l’élève, après sa victoire contre la part d’ombre en lui. Du très classique, donc.
Mais lorsque Le Guin enchaîne derechef avec son second opus, Les tombeaux d’Atuan, elle inverse totalement les postulats. La narration était voyageuse, sillonnant le grand air marin de l’archipel ? Elle devient souterraine, ténébreuse et claustrophobe, dans un temple-catacombe labyrinthique. Ged était une figure masculine qui gagnait en puissance, en contrôle et en reconnaissance ? Arha a été choisie comme prêtresse des tombeaux dès son enfance, violentée, contrainte par d’autres à exercer un pouvoir mortifère, certes considérable, mais privé de tout libre-arbitre ; dépossédée d’elle-même, elle apparaît tout aussi prisonnière que ses victimes. L’édition intégrale fait précéder les romans des préfaces de Le Guin, aussi belles que brèves, dans lesquelles elle explique avoir voulu explorer, dans une démarche toujours jungienne, cette face féminine-maléfique-souterraine… mais pour mieux la faire, à la fin, exploser :

« Tenar, comme les péripéties de son histoire, provenaient des profondeurs de mon être – au point que les images souterraines, labyrinthiques qui le peuplent, certaines propriétés volcaniques, ne laissent guère de doutes quant à leur signification (…) Peut-être était-ce cette conception primitive, haïssable du féminin, cette idée d’une chose obscure, aveugle, faible et mauvaise, dont je secouais les fondations, que je faisais imploser. »


Que faire, ensuite, des personnages de Ged et d’Arha (devenue Tenar après avoir reconquis, en même temps que sa liberté, son nom véritable) ? Déplaçant son questionnement féministe vers le devenir masculin, Le Guin se penche, dans le troisième tome, L’Ultime Rivage, sur ce qui arrive aux hommes après : après la
victoire, le pouvoir, le contrôle. Que reste-t-il de leur identité lorsque celle-ci s’est cristallisée toute entière autour d’une fonction, d’un rôle joué dans le monde ? Comment survit-elle à la fois à l’apothéose, et à l’inévitable chute ? Comment Ged l’homme peut-il survivre, dans un monde dont la magie s’évade, à Ged la légende ?

Enfin, elle compose un quatrième tome, bien plus long, quinze ans après la trilogie originelle : Tehanu, un hymne contemplatif à la suspension de l’action – si rare dans la fantasy, genre qui a plutôt tendance à enchaîner les péripéties trépidantes – où le vieillissement des héros leur permet de passer sereinement le flambeau à une fillette brisée et défigurée par le viol qu’elle a subi, où les personnages se réparent, non pas dans une résolution explosive et paroxystique, mais dans un processus lent, presque fastidieux de patience.

« Le temps d’écrire ce livre, écrit Le Guin, il me fallait examiner l’héroïsme sous toutes ses coutures, du point de vue de ceux qui n’en font pas partie. Ceux privés de magie. Ceux qui ne possèdent ni épée ni bâton enchanté. Les femmes, les enfants, les pauvres, les vieux, les faibles. Les communs, les gens ordinaires – mes semblables. »


Voilà, donc, un visage de ce que peut être une fantasy jeunesse féministe. Pas de guerrière badass ni de sidekick intelligente-mais-jolie-quand-même ; pas d’amazones venues latter les couilles du patriarcat, pas de couple iconique où le jeune-et-fringant héros chavire la jeune-et-sexy héroïne, pas de violence sexiste livrée en pâture au male gaze. Dans les tropes du genre, Le Guin fait cheminer sa réflexion, qui évolue, change, s’interroge, des années 70 aux années 90 puis 2010. La Anne Sylvestre de l’imaginaire, si on veut.

[1] Carl Gustav Jung, disciple de Freud, structurait sa pensée psychanalytique autour de couples antithétiques : masculin/féminin, ordre/chaos, lumière/ombre, etc. Sa réflexion a servi de substrat à de nombreuses théories, parmi lesquelles le « voyage du héros » de Joseph Campbell. Jung est abondamment cité par maints antiféministes notoires (au premier rang desquels Jordan Peterson), qui souvent biaisent son propos ; mais Le Guin aussi, dans ses écrits théoriques des années 1970, fait de la pensée de Jung une source de sa réflexion sur l’utilité du mythe, du conte et de la fantasy, notamment pour les lecteurs et lectrices enfants.