Une Éducation, de Tara Westover : sortir du clan

Avec Une éducation, Tara Westover raconte son enfance, celle d’une jeune fille mormone, en Idaho dans les années 90. La destinée toute particulière de cette jeune femme qui finira émancipée de sa communauté et brillamment diplômée en Histoire à Cambridge mérite qu’on s’y attarde.

Rien dans l’éducation reçue par Tara ne présageait une vie libre et indépendante, à rebours de la vie habituellement réservée aux femmes mormones : s’étiolant souvent dans l’ombre toute puissante des maris et des hommes de la communauté, les mères et les soeurs vivent une vie de labeur et endossent des responsabilités malgré elles, comme la mère de Tara propulsée sage-femme contre sa volonté uniquement parce qu’il faut bien quelqu’un pour accoucher les autres.

Sans certificat de naissance, sans dossier scolaire, sans existence administrative jusqu’à ses 9 ans, sans avoir jamais consulté de médecins, Tara Westover grandit, au milieu des grands espaces, dans une ferme isolée à Buck’s Peak dans la plus grande insouciance. La liberté des premiers souvenirs contraste cependant avec le fanatisme familial qui s’invite rapidement dans le récit.

Une enfance sous le signe de la fin des temps

Sous l’emprise d’un père plus tyrannique que les lois religieuses qui encadrent la vie des fidèles, elle slalome entre les délires paranoïaques paternels et l’extrême violence d’un frère maltraitant. Prisonnière d’un roman familial délirant, Tara et ses frères et soeurs sont convaincu.es que les écoles du Gouvernement sont des lieux de perdition aux mains des Illuminati, que tout doit être mis en oeuvre pour se préparer au jour de l’Abomination qui sonnera la Fin des Temps, que porter une jupe au-dessus du genou fait de vous une putain, que les ceintures de sécurité et les assurances sont des entraves à la liberté, et que les hôpitaux empoisonnent les corps avec leurs traitements et leurs médicaments diaboliques.

Alors en attendant le grand bug de l’An 2000 et le nouveau déluge finalement remis à plus tard, Tara aide sa mère à mettre des fruits en conserve ou son père à trier des métaux à la ferraille se demandant comment parler à l’autre monde ; cet autre monde qui consulte des médecins et fréquente les écoles publiques. Le départ pour l’Université de Tyler, frère aimant et protecteur aidera Tara à faire éclater le vernis du tableau de Buck’s Peak. Fourbue après les heures de travail à la casse, mais pugnace, elle étudie dans la cave à l’insu de sa famille et parvient à intégrer l’Université, non sans attirer l’attention de ses camarades ahuri.es d’entendre une jeune fille de 17 ans interrompre le cours d’un enseignant pour lui demander ce qu’est « l’Holocauste ».

Un roman familial défaillant

Avec l’écriture, Tara Westover reconstruit ou plutôt déconstruit les souvenirs crépusculaires de sa vie. Elle plonge dans ces années d’apprentissage, épouse le naufrage du père, survivaliste avant l’heure, son entêtement terrifiant à désirer voir le monde s’effondrer : autour de Tara, plus les liens s’écroulent et se brisent avec le reste de la communauté, plus la famille gagne en cohésion et en force. Or, pour s’extraire de l’étau du père qui déforme les images des êtres aimés et les traces qu’ils laissent, elle doit repartir dans le passé, confronter les versions d’un même événement, douter de ce dont elle se souvient elle-même, prise entre loyauté familiale, déni, faux souvenirs et soif de vérité.

Fille d’une famille marginalisée dans une secte marginalisée l’autrice saisit un mot educated et refait le chemin en sens inverse. Loin d’être un chemin tracé par les valeurs fortes d’une transmission parentale, cette éducation serait la fonction active d’une femme qui questionne l’aliénation patriarcale et la toute puissance du père. Incapable de se former tant qu’elle reste dans la ferme familiale, Tara s’engage à corps perdu dans un processus douloureux qui la transforme durablement ; en quittant l’Idaho, en renonçant définitivement à la bénédiction de ses proches, pour rejoindre de prestigieuses universités, elle s’inflige une autodétermination payée au prix fort, s’élève seule aidée par les mains bienveillantes de ses enseignants.

Le livre tâtonne vers ce point de non retour qui fait basculer toute enfance vers l’âge adulte, la brèche qu’on ne comblera plus jamais parce qu’elle s’est trop élargie. L’expérience du cheminement vers la maturité réunit ici tous les extrêmes à éviter comme des trous boueux sous nos pieds : intégrisme religieux, folie, marginalisation, survivalisme, misogynie, violence physique. C’est véritablement le parcours d’une combattante que cette éducation bâtie contre l’héritage familial, et qui laisse dans la bouche le goût du renoncement à l’amour des siens mais aussi celui plus amer des compromissions et du déni.