Sainte Marguerite-Marie et moi, Clémentine Beauvais : la légende dorée revisitée par une agnostique 2.0

Nouvel opus de Clémentine Beauvais pour le moins détonnant !

Spécialiste de littérature jeunesse, l’autrice nous avait habitué.e.s à des œuvres où les personnages féminins sont en général au premier plan et grandissent en apprenties féministes sous le regard tendre et drôle de leur créatrice, comme dans Les Petites Reines, où trois jeunes filles élues boudins de l’année par leurs cruels camarades se lancent dans une épopée cycliste hilarante en forme de quête initiatique.

Au printemps dernier, l’autrice faisait un pas de côté pour rejoindre les rayons de littérature adulte, si tant est qu’on tienne absolument à catégoriser les œuvres en fonction de l’âge de leurs lecteurs.ices potentiel.le.s : en publiant l’excellent Décomposée, variation virtuose sur « La Charogne » de Baudelaire, Clémentine Beauvais réhabilitait la muse et donnait vie à l’objet poétique non sans égratigner au passage le poète peu fréquentable.

Et voilà que l’autrice publie Sainte Marguerite-Marie et moi chez la très catholique maison d’édition Quasar : Marguerite-Marie, religieuse du XVIIème siècle appartenant à l’ordre des Visitandines, entièrement soumise à Jésus et adepte des châtiments corporels, canonisée en 1920, se trouve aussi être l’aïeule mystique et mythique de Clémentine Beauvais qui retrace ainsi son histoire. La matière ne semble donc pas tout à fait correspondre à celle qui a coutume d’écrire, selon son propre aveu, « des romans féministes millennials engagés gauchistes » dont les héroïnes « sont des gamines insolentes, sarcastiques, instagrammeuses, doctorantes, doctoresses ou détectives, qui partent en road-trips, fabriquent des hélicos, grimpent aux immeubles et larguent leurs copains pour suivre leurs rêves de carrière. » Alors Clémentine Beauvais, affaiblie comme nous tous.tes par des mois de crise sanitaire souffre-t-elle d’une altération du discernement conjuguée à une surprenante crise de foi ? Rien de tel, rassurez-vous !

Surprenant à bien des égards, le texte l’est d’abord par la forme en tant que premier ouvrage de Clémentine Beauvais écrit à la première personne dans une veine autobiographique. L’intime y prend une place toute particulière : l’autrice, enceinte au moment de l’écriture et affectée par le déclin de sa grand-mère chérie nous parle aussi et surtout de transmission. Que faire des récits familiaux, des mythes qui ont façonné nos enfances, des légendes qui courent et participent à la fabrication d’une culture familiale dont on est, qu’on le veuille ou non, les héritiers.ères ? Les entretiens téléphoniques avec la grand-mère, dont la mémoire se fait de plus en plus vacillante, sont particulièrement émouvants. La recherche généalogique, fil tendu entre les générations, apparaît comme une tentative de saisir au vol des petits bouts de mémoire avant qu’il ne soit trop tard, de lutter contre la disparition et l’oubli.

L’ouvrage traite également à merveille du matériau littéraire : en cherchant à explorer le mythe familial, Clémentine Beauvais soulève le couvercle d’un inépuisable réservoir d’histoires à imaginer. Marguerite-Marie pauvre et maltraitée dans son enfance, Marguerite-Marie traversée par des visions de Jésus ouvrant sa cage thoracique pour en sortir son cœur, Marguerite-Marie prête à « manger du vomi » par amour pour Jésus : autant de scènes propices à des variations littéraires auxquelles se livre l’autrice avec une délectation palpable et l’humour mordant qu’on lui connaît. Et puis ce personnage, si loin de nous, devient de plus en plus attachant.

Marguerite-Marie n’est pas seulement une religieuse borderline obsédée par son indignité, c’est aussi une autrice. Tiens, tiens… Là encore, la question de la transmission de l’ancêtre à sa lointaine descendante, se pose à travers le récit autobiographique de la sainte – extorqué par son confesseur, certes, mais auquel elle semble néanmoins prendre plaisir. Le texte devient alors espace de rencontre entre deux autrices en proie aux doutes et à la question lancinante de la légitimité à écrire. En cela, la féministe 2.0 et la mystique un peu – beaucoup – perchée, ne sont pas si éloignées et on se prend d’affection pour cette jeune femme intense, « too much », considérée à son époque déjà et d’autant plus à la nôtre, y compris par les catholiques les plus fervents, comme déraisonnable dans sa passion pour Jésus qui semble excéder les convenances de son propre ordre religieux.

« À travers Marguerite-Marie, je suis aussi sans doute touchée par ces mille autres voix intenses qui ne se sont jamais fait entendre. Combien de femmes ne se sont pas racontées parce qu’elles avaient peur que ce qui sorte soit aussi sanglant, aussi érotique, aussi fou ? »

Faire entendre la voix de l’ancêtre, tenter de la connaître et de la comprendre malgré le fossé idéologique, temporel et spirituel qui les sépare, telle est la tache à laquelle s’atelle ici l’autrice. La tentation est grande de la métamorphoser en symbole féministe, en tant que femme qui ne parvient pas à rentrer dans le rang et à rester assignée à la place qu’on lui désigne. De la même manière, quand Clémentine Beauvais nous révèle ses notes de lecture griffonnées lors de sa découverte de l’autobiographie de son aïeule, le parallèle Jésus/pervers narcissique et l’adoration de Marguerite-Marie lue comme un aveuglement toxique ne peut manquer de nous faire rire : « Mais fuis, meuf, fuis ! Il ne te veut pas du bien ! (…) Comme j’ai conscience que ce genre d’exégèse n’est pas forcément ce qu’attend mon éditrice, je m’efforce de reposer mes lunettes de millenniale post- #MeToo. » Clémentine Beauvais lance ainsi la piste de lecture féministe du destin de son aïeule, mais s’y refuse dans la foulée, craignant de trahir Marguerite-Marie en l’enfermant dans des grilles d’analyse anachroniques. Le texte témoigne de ces hésitations constantes entre devoir de loyauté et réflexes intellectuels à déconstruire pour aborder avec d’autres « lunettes » la vie de Marguerite-Marie, si parfaitement étrangère à nos habitudes de pensée.

En exposant ainsi ses tâtonnements, en faisant de nous les témoins de l’élaboration du texte, Clémentine Beauvais nous offre une formidable entrée dans les coulisses du métier d’écrire. Certaines discussions avec les ami.e.s interloqué.e.s par cette étrange entreprise sont retranscrites, tout comme les échanges avec l’éditrice à l’origine du projet, et influent le cours du récit, sa tonalité. Les dessous du travail de l’autrice ainsi révélés vont à l’encontre de l’idée communément admise de la solitude des écrivain.e.s et insistent sur la dimension collaborative de la production littéraire.

Le livre n’aurait sans doute pas été le même sans tous ces échanges fructueux qui semblent aussi permettre à l’autrice de décentrer son regard et d’échapper à ses propres conditionnements. Et c’est sans doute ici le véritable sujet du livre : le cheminement d’une jeune femme d’aujourd’hui qui se reconnaît dans un « milieu » intellectuel, universitaire, incroyant, féministe et de gauche mais dont les centres de gravité sont multiples et qui accueille en elle la contradiction, qui éprouve attachement et amour pour des êtres apparemment aux antipodes des attentes de ce fameux milieu et qui font que sa vie, plus souvent qu’à son tour, « déborde des cases ».

Bien plus que « THE biographie happy, fun et décalée » d’une mystique du XVIIème siècle, Sainte Marguerite-Marie et moi nous embarque dans une formidable aventure familiale, littéraire et sociologique. Une fois de plus, Clémentine Beauvais nous envoûte et nous entraîne dans son sillage avec humour et délicatesse : à la fin, c’est tout juste si les plus athé.e.s d’entre nous n’iraient pas subrepticement au Sacré-Cœur brûler un cierge à la mémoire de Marguerite-Marie !