« Autopsier la désobéissance » : le premier roman de Sophie d’Aubreby

(éditions Inculte/photo : Norisuke Yoshioka)

Dans S’en aller1, Sophie d’Aubreby met en scène une femme qui désobéit. Le roman débute dans les années 1920. Carmen est sur un bateau de pêche sous les traits d’un marin. Elle découvre la liberté d’évoluer dans un corps perçu comme masculin. Quelques années plus tard, elle rencontre Hélène avec qui elle part sur l’île fantasmée de Java pour y apprendre les danses traditionnelles. Puis la guerre entre dans son quotidien. Carmen choisit son camp, une nouvelle résistance, et doit en assumer les conséquences dans sa chair. C’est enfin la vieillesse qui se présente à elle, le dernier seuil à franchir, selon ses propres règles.

Pour échapper à une vie toute tracée, Carmen choisit la rupture à chaque tournant de son existence. Une héroïne touchante, forte mais faillible, portée par une plume aussi puissante que juste.

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Depuis la Belgique, Sophie d’Aubreby a accepté de répondre à quelques-unes de mes questions par caméras interposées. Un grand merci à elle pour son temps et ses paroles inspirantes.

S’en aller est ton premier roman. Comment es-tu venue à l’écriture, et notamment à l’écriture de ce texte ?

Sophie d’Aubreby : Comme beaucoup d’autres personnes, j’ai commencé plusieurs romans sans arriver à dépasser les premières pages. Sans doute parce que je ne lançais pas la bonne histoire. Autour de mes 30 ans, je me suis obligée à trouver le temps et l’espace pour écrire quelque chose de long.

Cette histoire que j’ai fini par dérouler s’est un peu mise sur ma route. Le personnage de Carmen est le fruit de rencontres déterminantes, essentiellement avec des femmes. J’ai passé beaucoup de temps dans les musées, et y ai chaque fois rencontré – c’est un hasard – des femmes que mon projet enthousiasmait.

Carmen est aussi née de la frustration de n’avoir pas lu suffisamment d’histoires de femmes, et encore moins de femmes qui ne m’intimidaient pas. Je voulais une héroïne à hauteur de femme, qui ne soit pas complètement héroïque, pas nécessairement flamboyante.

Donc qui est arrivé en premier dans ton esprit : Carmen ou les situations qu’elle allait vivre ?

Les quatre étapes, je les avais en tête depuis longtemps, puisées un peu dans ma mythologie familiale, un peu dans les sujets qui me travaillent depuis plusieurs années, mais je n’avais justement pas le personnage. Je voulais que ces étapes la façonnent comme on est tous et toutes un peu façonné·es par ce qui nous arrive, qu’on l’accompagne en temps réel à travers de petites transgressions qui mènent à la radicalité. Elle n’est jamais dans l’analyse, elle n’a pas le temps. Elle réagit à ce qui lui arrive, à ce qu’on lui propose, davantage qu’elle ne pense ses actions. Elle tâtonne, elle n’est pas sûre. On la devine à travers ces tâtonnements, je ne comble pas tout l’espace, je laisse des lieux de projection aux personnes qui lisent. Et je pense que c’est consécutif à cette construction : je suis partie de situations qui font émerger un personnage. Je ne m’intéresse pas à toute sa vie, je me focalise sur des instants de rupture. Comment change-t-on une trajectoire ? Il me semble que les envies de radicalité nous traversent tous et toutes au moins de temps en temps (du moins, je l’espère), mais le passage à l’acte reste difficile. Je voulais rendre ça accessible, montrer à quel point des petites choses mises bout à bout construisent un acte de désobéissance vis-à-vis des injonctions. Au XXe siècle, beaucoup de femmes ont eu des vies radicales, peut-être même beaucoup plus qu’il n’y en a aujourd’hui, si on tient compte du contexte avec lequel elles devaient composer. J’ai bien aimé me souvenir, en écrivant cette histoire, que ce siècle avait été un laboratoire d’expérimentations, notamment après les guerres. Ce furent des moments de réinvention. Incomplets, imparfaits certainement, mais ils ont libéré de l’espace pour quelque chose de neuf.

Chaque étape de la vie de Carmen est extrêmement romanesque en elle-même. Tu n’as jamais eu envie de faire un seul roman sur, par exemple, cette femme qui se fait passer pour un homme et qui part sur un bateau de pêche ?

Je crois qu’un travail n’est jamais complètement fini. C’est quelque chose qui n’est jamais résolu, en tous cas pour moi… Donner une structure à une histoire est une décision difficile à prendre, on renonce toujours un peu à ce que ça aurait pu être d’autre. Comment être la plus fidèle possible à ce que j’avais en tête ? C’est encore quelque chose de non élucidé. Sur les mêmes éléments narratifs, j’aurais en effet pu faire quelque chose de totalement différent, mais la focale aurait moins été sur les moments de rupture que sur la tentation du travestissement ou sur les amitiés intenses entre femmes par exemple. Ce qui me tenait à cœur, ici, c’était d’autopsier la désobéissance.

Sans trop en dire, la première désobéissance de Carmen intervient après une rupture et une trahison, c’est ce qui la pousse à se travestir. Pourquoi avoir choisi cet élément précis pour lancer ton roman ?

Je voulais interroger ce qui était disponible pour une femme dans les années 1920. À ce moment-là de sa vie, l’inconfort de sa condition de femme est tel qu’elle part visiter le continent d’en face, expérimenter ce que cela fait d’être un homme – un homme, ou tout simplement autre chose que ce qu’on lui propose. L’élément déclencheur est d’ailleurs moins à chercher dans la rupture que dans la trahison amicale. On sent dès le départ qu’elle n’est pas à l’aise à l’idée de se marier, mais je voulais qu’il y ait cette notion de trahison entre femmes. Car c’est constitutif, aussi, du vivre ensemble féminin. Il existe de grandes amitiés fusionnelles, comme celle qu’elle vit avec Hélène dans la deuxième partie, mais ça ne marche pas à tous les coups. Je crois qu’on grandit malgré nous dans une forme de concurrence les unes avec les autres – ça se déconstruit doucement grâce au féminisme, mais on ne s’en est pas encore complètement débarrassé – et je voulais que ce soit présent aussi pour elle.

Il y a une grande importance accordée au corps dans ton roman. Le travestissement notamment, l’évolution de Carmen dans l’espace public sous des traits masculins, la danse évidemment, l’expérience de la guerre, la vieillesse… Les sensations corporelles sont très importantes dans le cheminement de l’héroïne.

La corporalité imprègne en effet ce travail. D’abord parce qu’on n’échappe pas à qui on est : j’écris ce que je ressens physiquement. Ensuite, je me pose la question de la radicalité depuis longtemps, et je vois le corps comme l’un de ses outils principaux. On peut penser la désobéissance, mais pour la mettre en actes, je crois qu’on passe inévitablement par le corps. Pour refuser quelque chose, il faut le prononcer, c’est corporel. Marcher contre une mesure politique, s’asseoir devant une ambassade, hurler… tout cela passe par le corps. Et de la même manière, penser la politique, ça passe par le ressenti. L’injustice fait quelque chose au corps, tord le ventre, noue la gorge. Tout cela s’est installé tout naturellement dans le texte. Je n’étais pas capable d’autre chose, je me sentais plus adroite dans le ressenti que dans l’élaboration cérébrale. Carmen est davantage dans une forme de désaccord instinctif que dans la réflexion. Je voulais en faire quelqu’un qui est confronté aux choses – à ce qu’on lui propose et à ce qu’elle peut en faire sur le moment. Elle frôle le militantisme, notamment quand de grands mouvements émergent, mais ce n’est pas une militante. Son ressenti et son inconfort n’arrivent jamais au niveau de l’identité, donc pas non plus au niveau politique. Elle ne se pose jamais frontalement la question de son orientation sexuelle ou de son identité de genre, par exemple. Elle reste dans le ressenti mais elle a du mal à le transcender en engagement politique. C’était tout mon propos. Je voulais construire un personnage qui bricole de petites choses avec ce qu’elle a sous la main pour sortir de son inconfort.

Aurais-tu des livres à conseiller aux lecteurices des Missives ?

Sans hésiter, Les Guérillères de Monique Wittig2. C’est un chef d’œuvre qui m’a bouleversée. Il y a également un livre extraordinaire que je viens de terminer, Bouche creusée de Valérie Cibot3. Elle est aussi publiée chez Inculte, c’est comme ça que je l’ai découverte. La langue est incroyable, il y a quelque chose de très juste dans ce roman, je le recommande vraiment. J’ajouterai, pour les mêmes raisons La Mer noire dans les Grands Lacs d’Annie Lulu4, ainsi que Maggie Terry de Sarah Schulman qui normalise tout ce qui doit l’être de manière fluide et efficace (l’homosexualité, le handicap, les minorités raciales…).

Et pour terminer, peux-tu nous dire quelles sont les femmes qui t’inspirent au quotidien ?

Je ne parlerais pas tant d’inspiration que d’espoir. J’ai un panthéon de femmes qui me donnent de l’espoir au quotidien ! Il y a par exemple chez les femmes âgées quelque chose qui m’impressionne toujours beaucoup. Thérèse Clerc, notamment, qui est décédée il y a quelques années. Elle pratiquait des avortements illégaux et a fondé la Maison des Babayagas à Montreuil5. Cette génération de femmes, à laquelle les choses étaient encore moins accessibles qu’à la nôtre, me donne du courage. De l’autre côté, il y a la génération qui arrive, pour laquelle la fluidité est une évidence, le cross-dressing6, qui on aime, qui on est, j’ai l’impression que les rigidités y ont moins de place. Je me dis parfois que le système hétéropatriarcal ne survivra pas à cette génération-là. C’est quelque chose qui me réjouit, m’apaise. Je ne sais pas d’où elles tirent leur force… On ne peut pas vraiment les définir comme militantes : c’est peut-être davantage une manière d’être. Il y a quelque chose d’immédiatement et de naturellement radical chez elles qui me donne de l’espoir.

1 S’en aller, Sophie d’Aubreby, éditions Inculte, 2021

2 http://www.leseditionsdeminuit.fr/livre-Les_Gu%C3%A9rill%C3%A8res-1894-1-1-0-1.html

3 https://inculte.fr/produit/bouche-creusee/

4 https://www.lisez.com/livre-grand-format/la-mer-noire-dans-les-grands-lacs/9782260054627

5 Résidence collective pour femmes âgées basée sur l’entraide et la solidarité.

6 L’acte de porter des vêtements ou accessoires communément associés au genre opposé.