La Colère d’Alexandra Dezzi : l’expérience féminine et ses contradictions

Paru aux éditions Stock le 26 août 2020, La Colère est le deuxième roman d’Alexandra Dezzi. Et la colère qu’elle s’attache à décrire à travers les 224 pages de son roman semble être la sienne. Celle d’une jeune femme agressée sexuellement, qui tente de garder la face et de vivre avec ses paradoxes.

Car des paradoxes, Alexandra Dezzi n’en manque pas : on la croit bagarreuse, elle va à la boxe, se soucie peu des hommes et de la souffrance. Pour autant, si on lit entre les lignes, on perçoit sans peine son extrême vulnérabilité, et le silence de ses déceptions. On pourrait la penser naïve, du genre à se laisser faire et pourtant, dans la démarche autobiographique de La Colère, elle émerge comme une figure contestatrice, féminine et féministe, qui vient par un récit sur les violences sexuelles, montrer qu’une femme victime n’est pas que cela, mais aussi tout un tas d’autres choses. Ça fait du bien. On lit des expériences de son quotidien : l’agression sexuelle est un élément parmi d’autres, elle perd ce caractère extraordinaire. L’évènement fragilise, mais ne détruit pas la femme qui l’a subie. Plutôt inhabituel.

À travers La Colère, on suit les différentes relations amoureuses du personnage principal, avec des hommes qu’elle ne nomme pas et se contente de numéroter, comme pour les rendre objets. De son désir soit, mais aussi objets pour qu’ils ne fassent plus mal, et qu’ils ne viennent plus la désincarner elle. Elle renverse la tendance. Alors que la femme, et notamment Alexandra Dezzi ici, est rarement sujet, l’autrice vient la replacer au centre de l’intrigue et délester les hommes de toute forme d’intérêt. Ils gravitent autour d’elle, et n’existent que selon son bon vouloir. La Colère devient un profond récit sur les corps. Des corps qui se lient, qui s’unissent, s’enlacent, se débattent, se figent et parfois montent sur le ring, prêts à en découdre.

Objet et sujet

On ne sait plus si l’autrice – elle-même héroïne de son roman et à son initiative – subit ou décide de son sort. On cerne son mal-être, mais très mal son libre arbitre. Entre colère et frustration, le personnage principal enchaîne les contradictions et apprend à les accepter. Alexandra Dezzi semble vouloir tout et son contraire. Sa colère monte, puis finit par exploser : pour survivre, il lui faudra se réapproprier son passé, et à vivre après le viol. Un combat qu’elle mène de front, prête à rendre les coups, entre soumission et domination. Les deux à la fois.

Parfois l’écriture est maladroite et d’autres fois, Alexandra Dezzi explore superficiellement les thèmes qu’elle aborde. On dirait que ça ne l’importe pas. Elle ne recherche pas la perfection. L’autrice fait de son mieux pour cracher le plus authentiquement sa colère. Au prix de quelques failles rédactionnelles. Tant pis, tant qu’elle parvient à tirer le portrait des coups. De ceux qu’elle se prend, de ceux qu’elle donne.

Un récit d’expériences féminines et sexuelles

Que ce soit à travers des scènes de sexe crues ou lors de séances de boxe, Alexandra Dezzi laisse son personnage se retrouver par l’effort physique. Se reconstruire. Elle refuse d’être définie par le viol, de l’expliquer véritablement. De lui accorder trop d’importance. Résilience ultime. Puissance aussi. On réfléchit et on imagine la force de ce qu’elle écrit, son recul, son discernement face à son propre vécu. Ça a le mérite d’impressionner.

Mais pas à pas, comme habitée d’une double personnalité, d’une conscience intérieure dévorante qui guide la narration, l’autrice réalise que son viol a aussi quelque chose de fondateur : il a fait naître une colère vengeresse qui la mène à abandonner la passivité de ses relations hétérosexuelles pour enfin décider activement de ce qu’elle souhaite avec les hommes qui croisent son chemin. Elle prend le contrôle. Elle essaie tout du moins.

Si pendant longtemps Alexandra Dezzi semble avancer dans le brouillard, avec de nombreux moments d’errance, renforcés par quelques longueurs dans le récit, la jeune femme touche par la profonde sincérité qu’elle s’attache à dépeindre, par son écriture ou dans la violence des expériences qu’elle raconte. La Colère est un roman inattendu, expérimental, cathartique. Il n’a pas vocation à quoi que ce soit, si ce n’est faire l’état d’une femme du 21e siècle et de ses complexités. On peut avoir été violée et aimer le sexe. Aimer la violence. On peut être une femme et faire du rap, tout en voulant se faire les ongles et espérer l’amour d’un homme. On peut paraître indestructibles, être d’apparence musclée, et être pour autant profondément vulnérable.

L’un et l’autre

Alexandra Dezzi veut tantôt correspondre aux canons de beauté, tantôt tout détruire sur son passage, tout en étant consciente du comportement parfois irrespectueux des hommes à son égard… Certaines fois, elle veut qu’un homme la domine, d’autres fois elle ne le veut pas. Elle est l’un et l’autre. Tout sauf naïve après coup. La Colère est un profond récit sur l’essence de la féminité. Et c’est sûrement en cela que le roman innove : le personnage principal, féminin, ne choisit pas entre l’un ou l’autre. Il n’est pas manichéen. Il incarne plusieurs identités féminines en même temps. Il est complexe. Profond. Incompréhensible souvent. Humain. Comme nous tous.

Le chef d’œuvre d’Alexandra Dezzi, c’est donc peut-être de parvenir à désacraliser sa propre expérience, à rendre ses épreuves aussi violentes que banales. À entretenir des conflits d’intérêts, des opinions qui s’entrechoquent. Et ainsi, réussir à montrer qu’être est une expérience plurielle, et qu’il n’y a pas vraiment de bonne réponse, de bonne façon de réagir ou d’exister. D’autant plus quand on tente de vivre après un évènement traumatique.