Les Guérillères de Monique Wittig : 50 ans du MLF, le combat continue

Ce livre était là depuis longtemps dans ma bibliothèque. Un classique. Le titre déjà, et puis l’autrice bien sûr, ce n’est pas rien d’être l’une des fondatrices du MLF. Pourtant je l’ai ouvert et refermé plusieurs fois avant de m’y plonger vraiment. C’est que Les Guérillères est un livre ardu, déroutant, qui propose un monde nouveau, porté par un langage nouveau. On ne fait pas la révolution avec de la chick litt. Et si près de cinquante ans plus tard, le combat n’a rien perdu de son actualité, le texte lui n’a rien perdu ni de son exigence, ni de sa radicalité.

Les Guérillères, c’est un collectif de femmes désigné par le pronom « elles » si puissant sous la plume de Monique Wittig. Mais qu’on ne s’y trompe pas, il ne s’agit pas de dissoudre l’individue dans le collectif, comme semblent le scander ces pages régulières composées uniquement de prénoms en majuscules, qui résonnent étrangement avec le projet des modernes colleuses, affichant sur les murs de nos villes les prénoms des victimes de féminicides :

OURIKA AKAZOMÉ CYPRIS

LÉONTINE ANGÉLIQUE LIA

RODOGUNE JASMINE KALI

SIVAN-KI ZULMA CYANA

GALERIA HELLAN AÏMATA

SAMARE JOSUÉ SAKANYA.

Nommer pour faire exister, pour inscrire dans l’éternité littéraire, nommer pour lutter contre des millénaires qui ont vu s’effacer les femmes de l’histoire officielle, celle des puissants qui accompagnent leur domination d’une condamnation au silence et à l’oubli. Des prénoms et noms sont aussi égrenés au fil des pages, sans référents identifiables : on ne peut s’empêcher de penser à la première action médiatique du MLF en août 1970, le dépôt de gerbe à la femme du soldat inconnu, qui a valu à Monique Wittig et ses comparses d’être arrêtées dès leur approche de l’Arc de Triomphe.

Retranchées, Les Guérillères vivent en osmose avec une nature impossible à situer géographiquement tant elle mêle d’espèces de tous les continents, énumérées avec jouissance : « Les arbres sont tout près de la mer. Ce sont des bananiers des arengas des oréodoxes des euterpes des aréquiers des lataniers des caryotes des éléis. À moins que ce soient des chênes verts de l’Ecosse. » Elles travaillent à une refondation des mythes, à l’élaboration d’une nouvelle cosmogonie en inventant ou en réinterprétant les légendes héritées du vieux monde à l’agonie. Le Graal devient ainsi de toute évidence une coupe menstruelle et Prométhée est changé en jeunes femmes dont les vulves sont porteuses du feu dérobé. Elles chassent, cassent des noix, dansent, racontent des histoires, écoutent les porteuses de fables et les messagères donner des nouvelles du front, cherchent le meilleur moyen de faire venir l’eau. Elles lisent des « féminaires » qui pourraient à première vue passer pour les supports de diffusion d’une doxa, d’une ligne politique, d’une conduite à adopter… mais non, leur contenu elliptique est surtout marqué par les nombreuses pages blanches qui laissent à chacune la possibilité d’écrire, de prendre en charge son propre récit.

Les Guérillères livrent une guerre qui n’est pas seulement intellectuelle ou métaphorique, mais bien une guerre faite de sang, de blessures et de cadavres. Elles combattent avec fureur et détermination un ennemi qui ne mérite pas d’être nommé (le patriarcat, et non les hommes – même passablement en colère, Monique Wittig ne cède ni à la facilité ni à la caricature). En dignes ancêtres des Femen, elles exhibent leurs seins pour effrayer les assiégeants : « Certaines ont de grands rires et, portant en avant leurs seins nus, dans un mouvement brutal, elles manifestent leur agressivité. » Guerre des corps, victoires et défaites, lourd tribut payé pour renverser un monde qui a fait de la violence une politique, du mépris un projet de société. Elles rendent les coups, un par un, sans faiblir, célèbrent la puissance de leur sexe, sans pour autant chercher à remplacer une domination par une autre. La vulve ne sera pas le nouveau phallus : « Elles disent qu’il faut alors cesser d’exalter les vulves. Elles disent qu’elles doivent rompre le dernier lien qui les rattache à une culture morte. Elles disent que tout symbole qui exalte le corps fragmenté est temporaire, doit disparaître. Jadis, il en a été ainsi. Elles, corps intègres premiers principaux, s’avancent en marchant ensemble dans un autre monde. »

Elles font aussi la guerre des mots. Innovations lexicales et glissements sémantiques ponctuent le texte. Ainsi sont-elles accompagnées de leurs « glénures », animaux domestiques imaginaires, et vont au combat armées de « l’ospah » qu’elles font tourner au-dessus de leur tête comme un lasso mais qui a le pouvoir de rester invisible avant d’entrer en action. L’usage du néologisme est à la croisée des projets littéraire et politique puisqu’il faut se départir du langage de l’oppresseur pour faire advenir la possibilité d’une nouvelle relation au monde et à autrui : « Elles disent, le langage que tu parles t’empoisonne la glotte la langue le palais les lèvres. Elles disent le langage que tu parles est fait de mots qui te tuent. » Quand on constate que l’écriture inclusive ou la féminisation des noms de métiers soulève aujourd’hui des vagues d’indignation, des ricanements cyniques et des contre-attaques offusquées, on ne peut que souscrire aux mots de Monique Wittig : « Il t’a dérobé ton savoir, il a fermé ta mémoire à ce que tu as été, il a fait de toi celle qui n’est pas celle qui ne parle pas celle qui ne possède pas celle qui n’écrit pas […] il a tissé autour de toi un long texte de défaites qu’il a baptisées nécessaires à ton bien-être, à ta nature. Il a inventé ton histoire. » Monique Wittig travaille à décoloniser les imaginaires, à scier les barreaux des prisons mentales en inventant un langage nouveau qui permettra aux femmes de se raconter avec leurs propres mots.

[Attention spoiler !] Les Guérillères remportent la guerre. Et elles ne se précipitent pas pour humilier ceux qui jadis les ont humiliées. Elles tendent la main, patiemment elles bâtissent les fondations, avec les ennemis d’hier, d’une alliance durable destinée à créer un monde nouveau. Quand on achève la lecture de ce texte d’une grande puissance poétique et politique, on a envie de remercier ces Guérillères qui nous ont précédées, pour leur courage, leur intelligence, leur créativité, pour l’espoir contagieux qu’elles nous transmettent et qu’on a envie de transmettre à notre tour.

« Elles disent qu’il faut tout recommencer. Elles disent qu’un grand vent balaie la terre. Elles disent que le soleil va se lever. »