Les Yeux rouges : le harcèlement sous forme de piège à l’ère du numérique

Elle est journaliste, médiatique, de gauche, féministe. Lui, appelé Denis, est informaticien, sûr de ses convictions et imbu de lui-même. Ils ne se connaissent pas mais le quinquagénaire écoute les chroniques radio de la jeune femme et l’admire. Au départ flagorneur par messages, il en vient peu à peu à lui débiter tous les poncifs du macho sûr de lui en la bombardant de monologues sur Facebook. Alors que la narratrice passe du statut d’icône à celui de bouc émissaire, à mesure qu’elle ignore ses messages, et le bloque, la pensée sexiste de Denis se déroule au fil de ce monologue numérique.

Ce livre, original par sa forme et grinçant par son contenu, a été inspiré à la journaliste belge Myriam Leroy par une expérience personnelle similaire traumatisante quelques années auparavant.

Le cyberharcèlement : une mécanique implacable

Sous forme de missives envoyées de Denis à la jeune femme, et restées sans réponse, ce texte montre la perte d’intimité causée par les réseaux sociaux. On est accessible à tous, tout le temps. Et tous nos faits et gestes, même en dehors du monde numérique, peuvent être commentés, analysés, décortiqués. Ayant un métier public, la journaliste ne peut se soustraire à cette critique permanente et violente de son travail mais aussi de sa personne et de sa vie privée. Cela fait aussi malheureusement écho par certains aspects à la Ligue du LoL.

L’intrusion incessante de gros lourds sur les réseaux sociaux qui se croient dans leur bon droit est fréquente dans le quotidien de beaucoup de femmes, surtout exposées médiatiquement. Ces hommes pensent que les femmes ont des obligations envers eux, notamment celui de devoir répondre à leurs sollicitations fréquentes et non désirées, d’être polies, de ne pas les vexer comme le décrit l’autrice dans le livre : « À l’instar de la plupart des femmes, elle avait été éduquée pour être gentille, ne pas faire de vagues, n’humilier personne et surtout pas les hommes. » C’est ainsi que la protagoniste va se comporter et tomber dans un piège qui va se refermer sur elle. Il a flairé qu’elle était « du côté des gênées, de celles qui s’excusaient d’exister, celles sur lesquelles il ne fallait pas hésiter à s’essuyer les pieds et qui demandaient pardon aux cadres de portes après les avoir heurtées. » 

Denis crée nombre de comptes qui s’en prennent à elle et qui sont intraçables. Il utilise aussi son blog, Denis la Malice, où il pousse des coups de gueule contre la bien-pensance. La narratrice ne peut agir et se sent captive de cette mécanique de cyberharcèlement. C’est un texte qui montre aussi comment, peu à peu, ces attaques perpétuelles sapent toute confiance en soi. Elle est piégée, coincée par son harceleur. Il avait « creusé ses galeries, tel un rat taupier, jusqu’à la mener à l’effondrement ». Ce harcèlement durera plusieurs années et la mènera à l’abattement physique et mental. 

Une descente aux enfers

La jeune femme va sombrer, être sur le qui-vive permanent face aux attaques répétées, à la déstabilisation et à l’humiliation sur les réseaux. Elle va chercher du réconfort et de l’aide auprès de ses proches mais ne va trouver que froideur et culpabilisation ou au mieux incompréhension. Tout s’effondre autour d’elle, elle ne trouve littéralement aucun soutien, chez ses ami·e·s, son mec ou une militante féministe, qui prône la sororité mais la laisse finalement seule face à son triste sort.

On va alors lui servir sur un plateau toutes sortes de recommandations et conseils peu aidants et surtout peu applicables dans des cas de harcèlement en ligne. Il suffirait tout simplement de ne pas regarder ce qui est écrit sur soi ou de quitter les réseaux sociaux, ne pas faire attention à ces insultes, prendre du recul. Que de conseils difficiles voir impossibles à mettre en œuvre. Il lui est aussi indiqué que laisser ces hommes déverser leur haine dans ce cadre, ça évite qu’ils le fassent dans la vie : contre-vérité totale. On lui suggère aussi qu’elle a dû faire quelque chose pour provoquer tout cela, peut-être faudrait-il qu’elle se remettre en question… Ce sont souvent les victimes qui sont accusées, grâce à un renversement fréquent de la culpabilité. La bave des crapauds n’atteindrait pas la blanche colombe : eh bien malheureusement si.

Réacs versus féminazi·e·s et gauchiasses

Ce livre, construit intelligemment et brillamment écrit, peut paraître assez irritant à lire, tant le discours sexiste rapporté met la rage. Il agit comme du poil à gratter. Les avis à l’emporte-pièce nous font sortir de notre zone de confort, de notre bulle de pensées, pour peu que l’on ait une petite conscience féministe. Dans le même temps, on est trop souvent confronté·e·s au sexisme et au racisme dans notre société, à peine dissimulés dans beaucoup de discours. Dans celui de Denis, ils sont prônés comme contre-culture, une opposition à la pensée dominante. Il se voit comme le parangon de l’intransigeance, qui lutte contre un monde de moralisateurs, en ennemi des gauchiasses et des feminazi·e·s.

Les nouveaux réacs se posent souvent en victimes de la bien-pensance, étant politiquement incorrects, ayant leur idées tues par des médias homogènes. Ils se décrivent alors comme les nouveaux opprimés d’un système. Les male tears ne sont pas loin… Un peu comme feuilleter Valeurs actuelles, lire Les Yeux rouges fait du mal mais c’est instructif. Autant connaître et comprendre ses ennemis. De plus, la qualité d’écriture est au rendez-vous et c’est avec finesse et maîtrise que l’autrice a construit ce personnage si crédible de harceleur misogyne.

On passe par toutes les émotions et l’on est tenu·e·s en haleine jusqu’à la fin, où des éléments nouveaux sont apportés, à la fois éclairants et très perturbants.

Alternance de points de vue

Les Yeux rouges nous fait éprouver ce qu’est la subjectivité en renversant les points de vue habituels. On ne suit d’abord que les écrits de Denis puis intervient peu à peu la narratrice qui exprime ses ressentis, le gouffre dans lequel elle plonge. On voit aussi la subjectivité des proches, qui n’arrivent pas à comprendre la situation. Et la subjectivité de la justice, son impuissance à aider les victimes.

Tout est une question de points de vue, même si bien sûr, on éprouve de l’empathie uniquement pour la narratrice qui se voit malmenée du début à la fin. Toutes les autres figures masculines et féminines sont détestables. Une pointe de sororité apparaît dans la dernière partie et fait du bien. On aurait sans doute aimé un adjuvant dans cette guerre sans merci contre tous ces ennemis invisibles mais non moins dangereux. Mais peut-être que finalement nous pouvons nous-mêmes, lecteurs et lectrices, soutenir cette femme – et toutes les autres –, ne serait-ce qu’en les croyant et en leur apportant du crédit.