Le Chant des survivantes : Des Sirènes de Colombe Boncenne

Après Comme neige (éditions Buchet Chastel, 2016) et Vue mer (éditions Zoé, 2020), Des Sirènes est le troisième roman de Colombe Boncenne, écrivaine et programmatrice culturelle parisienne. Ce texte a toute sa place au sein du magnifique catalogue de la maison d’édition suisse Zoé qui prête « une intense attention au presque rien et à l’ordinaire qui permet la nuance, l’alliage du sombre et du lumineux[1] ». Sombre et lumineux, voilà qui définit sans conteste le récit que Colombe Boncenne nous invite à parcourir.

La narratrice de ce court roman est documentariste de radio. Lorsque nous entrons dans l’histoire, elle apprend que sa mère est gravement malade et qu’elle va devoir suivre un lourd traitement. L’héroïne décide donc de l’accueillir chez elle le temps des soins. Cette cohabitation va être l’occasion pour la narratrice et sa mère de mettre à jour une filiation qui dépasse les gènes, qui touche à une chaîne jusque-là ininterrompue de violences masculines subies par les femmes de la famille.

Au milieu de ces drames, plusieurs motifs aquatiques vont et viennent. Celui de l’île, obsédant : l’île Clipperton que la narratrice a étudiée pour un documentaire ; l’île de Vancouver dont est originaire son compagnon ; l’île bretonne où a toujours vécu sa mère. Et de ce tropisme marin découlent des réflexions sur la figure de la sirène.

Présentée comme un monstre des mers dans de nombreux mythes et fables, la sirène est celle qui, par sa beauté et sa voix, charme, séduit, piège et tue les marins qui ont le malheur de croiser son chemin. À la fois femme et animale (oiseau ou poisson selon les légendes), la sirène est le symbole de la « séduction mortelle[2] », celle qui déclencherait les pulsions les plus primitives des hommes. L’occurrence la plus célèbre de notre imaginaire collectif apparaît dans L’Odyssée d’Homère. Lors de son périple, Ulysse, prévenu par Circé, se prépare à passer par des eaux peuplées de sirènes. Il demande à son équipage de se boucher les oreilles avec de la cire pour ne pas entendre le terrible chant des créatures tandis que lui se fait solidement attacher au mât de son navire. Il peut alors entendre la voix des sirènes sans céder au désir de s’approcher d’elles.

Femmes fatales des temps anciens, les sirènes sont donc celles dont les hommes doivent se méfier, qu’ils doivent éviter de croiser sous peine de courir un grave danger. Or chez Colombe Boncenne, les « sirènes » sont à l’inverse celles qui, blessées et violentées par les hommes, vont utiliser leur voix pour se libérer du poids du patriarcat et briser la malédiction qui pèse sur la lignée matrilinéaire de la narratrice. Et c’est dans un contexte sororal, d’entraide et de confiance entre femmes que, peu à peu, la parole se libère. Et libère.

Le roman de Colombe Boncenne nous donne à voir une très belle relation mère/fille qui s’épanouit dans l’urgence de la maladie. Il rend également un hommage poignant à toutes ces voix de femmes qui ont dit « moi aussi », qui ont affiché leurs mots sur les murs de nos villes, qui ont énoncé haut et fort, qui ont refusé de continuer à se taire. Si nous sommes les petites filles des sorcières que le patriarcat n’a pas pu brûler, nous sommes aussi les sœurs des sirènes que les mythes n’ont pas pu faire taire.


[1] https://www.editionszoe.ch/zoe

[2] Dictionnaire des symboles, Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Robert Laffont, collection « Bouquins », 1982.