Tristes grossesses : affaire Ginette, la lente gangrène d’une loi féminicide

Sans se décourager face aux difficultés d’accès aux archives, les historiennes Danièle Voldman et Annette Wieviorka font sortir des oubliettes une tragédie familiale peu connue, celle des époux Bac condamnés en 1954 pour avoir laissé leur fille mourir faute de soins. Un drame qui est aussi celui d’une société sclérosée soumise à la loi de 1920 interdisant la contraception et l’avortement. Les autrices nous rappellent par ailleurs le courage et la force de conviction, remisés eux aussi, de celles et ceux – dont la gynécologue M.-A. Lagroua-Weill-Hallé – qui ont alors osé relancer le débat sur le nécessaire contrôle des naissances.

Le procès de Bobigny, porté par Gisèle Halimi en 1972, fut retentissant et mena vers la dépénalisation de l’avortement. On l’appelait alors « l’affaire Marie-Claire », Marie-Claire Chevalier étant l’adolescente ayant mis fin à sa grossesse. Vingt ans auparavant pourtant, un fait divers, presque ignoré aujourd’hui, avait ouvert la voie : le décès de la petite Danielle Bac. Le procès de ses parents conduisit à la création de la Maternité heureuse, devenue le Planning familial, et contribua au vote de la loi Neuwirth légalisant la contraception (1967). Mais jamais il n’y eut d’« affaire Ginette et Claude », et encore moins d’« affaire Ginette ». Car peu ont pris le parti de cette femme dont les maternités non désirées, répétées la tuèrent à petit feu, elle et son bébé.

Une jeune femme malade d’épuisement maternel

« Enfant gâtée et épouse désordonnée. Ginette avait laissé mourir de faim le dernier de ses enfants », titre L’Intransigeant le 5 juin 1954. « La molle Ginette », lit-on plus loin. « On la dépeint comme une paresseuse sans autre défaut mais aussi sans autre qualité », écrit L’Aurore (28 février 1953). Malgré des notes de pitié, les quelque journaux ayant relayé « le crime » dressent un portrait accablant de Ginette Bac. Son mari, Claude, n’est pas en reste, bien qu’il soit plus volontiers qualifié de « sérieux », « bon ouvrier ».

Issus d’un milieu modeste, comme alors la plupart des habitants de la proche banlieue parisienne, Ginette et Claude ne sont pas particulièrement prédestinés à négliger leurs enfants. Les conditions de vie du couple, la sphère familiale et sociale, le suivi médical ne sont pas plus mauvais que ceux des autres ouvriers. Le sort de Ginette reflète donc celui d’une majorité de femmes : enceinte peu après sa rencontre avec Claude, elle ne travaille plus ; elle enchaîne les grossesses tout comme elle est enchaînée aux quatre murs de son foyer. Christian naît en septembre 1948, Jacques en novembre 1949, Solange en mai 1951, Danielle en juillet 1952, Claudine en septembre 1953.

La descente aux enfers commence lorsqu’elle attend Solange ; abattue, en dépression, elle n’a même plus l’énergie de se faire suivre à la PMI. L’appartement devient insalubre. Claude veut divorcer, mais il se ravise sous la pression de sa mère, qui l’oblige à nettoyer leur intérieur. Par ailleurs, celle-ci prend chez elle la grêle Solange et fait intervenir une amie assistante de police pour surveiller les Bac. Face au désarroi de Ginette et à la saleté de l’appartement, la fonctionnaire se fait seconder par une assistante sociale, qui ne remarque rien d’alarmant lors de ses deux visites. Quand Danielle vient au monde, c’est un nouveau couperet pour Ginette : le bébé naît avec la même malformation qu’elle au bras droit (parésie). Six mois après, elle est encore enceinte… Ginette est faible, dépassée, anéantie. Les enfants en souffrent de plus en plus, ce qui n’échappe pas à leur famille respective. La mère de Claude prévient de nouveau les services sociaux.

De la réclusion des époux Bac…

L’assistante sociale n’aura pas le temps d’aider le couple : Danielle s’éteint le 24 février 1953. À la suite de l’autopsie du bébé, Ginette et Claude sont inculpés de « défauts de soins à enfants ». Claude est envoyé à Fresnes, Ginette à la Petite Roquette. On y fait peu de cas de ses symptômes et de son état de parturiente, remis en cause à plusieurs reprises : les diagnostics vont de la grossesse nerveuse à la mort du fœtus, en passant par le fibrome. Le corps médical la considère pourtant en « excellente santé » ; de leur côté, les experts en psychiatrie reconnaissent sa « dépression asthénique » et l’absence de perversité. Ajoutée à une « légère débilité », cette maladie amoindrit sa responsabilité dans la mort de sa fille. Elle termine sa grossesse à Fresnes, où elle bénéficie enfin de repos et d’un meilleur accompagnement. Ainsi, elle retrouve des forces pour s’occuper ensuite de Claudine, née en prison, ce qui joue en sa faveur lors du procès.

Quant à Claude, le juge d’instruction lui reproche son indifférence à la mauvaise santé de ses enfants et le défaut de « responsabilité morale », étant donné les nombreuses maternités de sa femme. Sa réponse représente bien la pensée d’une époque : Ginette n’a rien fait pour ne pas être enceinte, même s’il concède lui-même son manque de précautions utiles. Il touche néanmoins le cœur du problème : comment éviter les grossesses non désirées alors que la contraception et la publicité anticonceptionnelle sont interdites ? Les autrices soulignent à cet égard « l’hypocrisie, pour ne pas dire la schizophrénie, des représentants de la loi ». Que sont ces précautions, si ce n’est des tentatives de contraception, certes ni chimiques ni mécaniques ?

En juin 1954, le couple écope d’une peine de sept ans de prison, jugé coupable avec circonstances atténuantes (détresse, manquements des services sociaux notamment) de « privation de soins et d’aliments à enfant ayant entraîné la mort sans intention de la donner ». Claude est déchu de sa puissance paternelle. Un an plus tard, le jugement est cassé pour vice de forme, et leur peine réduite à deux ans de réclusion criminelle, temps qu’ils ont déjà passé enfermés.

… à la condamnation de la loi de 1920

La doctoresse Marie-Andrée Lagroua Weill-Hallé n’est pas étrangère à leur libération, loin sans faut. Catholique à l’esprit indépendant – elle épouse son directeur de thèse, le médecin juif divorcé Benjamin Weill-Hallé, de quarante ans son aîné –, elle découvre grâce à Margaret Sanger, fondatrice de l’Amercian Birth Control dénommé ensuite le Planned Parenthood, et au docteur Abraham Stone, le diaphragme, notamment. D’abord outrée et sidérée de « tant d’effort d’un gynécologue pour le simple refus de la maternité », elle opère petit à petit, au contact de l’injuste souffrance des femmes un revirement de pensée : elle écrit « Le contrôle des naissances à l’étranger et la loi française de 1920 », article dans lequel elle défend le birth control et la contraception efficace pour toutes. Nous sommes en 1953 ; Danielle Bac s’en est allée depuis moins d’un mois. Marie-Andrée ne récolte qu’une cruelle insensibilité à ses idées, à l’instar de la société envers la misère psychologique et physique de Ginette Bac. Cette indifférence commune s’achève en mars 1955, lorsque la scientifique s’appuie sur le cas Bac pour argumenter une conférence à l’Académie des sciences morales et politiques. Bercée par les préceptes de la puériculture prônés par son mari, elle entend non seulement protéger les femmes, mais aussi les enfants.

Juillet 1955 : second procès des époux Bac. L’affaire, davantage médiatisée, revêt alors une dimension plus collective, sociétale. « Le procès devenait celui de la loi de 1920 », commentent les autrices. Désormais soutenue par de grands noms, Marie-Andrée Lagroua Weill-Hallé vient témoigner à la barre au nom de toutes les femmes, en reprenant sa récente communication auprès de l’Académie. Les premiers pas sont franchis vers le Planning familial.

Marie-Andrée poursuit son combat, malgré son insuccès teinté de misogynie lors du premier congrès international de morale médicale. Elle opte dès lors pour une autre stratégie : diffuser sa vision, ses opinions au plus grand nombre, via l’enquête « Les femmes sont-elles coupables ? » menée par le journaliste Jacques Derogy et publiée dans Libération du 15 au 26 octobre 1955. Elle fait boule de neige ; la presse et la politique s’emparent du sujet, certaines femmes osent enfin s’exprimer. Un manifeste paraît même en février 1956, aux Éditions de Minuit, avec l’indéfectible soutien de l’éditeur Jérôme Lindon (qui n’est autre que le neveu de Benjamin Weill-Hallé) : Des enfants malgré nous. Parallèlement, la sociologue Évelyne Sullerot contacte Marie-Andrée pour créer une association féminine : éclot ainsi la Maternité heureuse, en mars 1956. Lentement, la meurtrière loi de 1920 commence sérieusement à perdre pied. Le Parti communiste et les catholiques faisant front commun, il faut attendre plus de dix ans pour lui couper la tête (en partie). Dix ans pendant lesquels s’exténuèrent des milliers de Ginette ; jusqu’à la salvatrice loi Veil, vingt ans encore pendant lesquels périrent des milliers de femmes qui, en refusant d’être des Ginette, y laissèrent leur vie.