Écoute la ville tomber : un conte urbain aux accents féministes

Dans son premier roman, Kate Tempest nous plonge dans la vie de quatre jeune Londoniens avides de réaliser leurs rêves mais abîmés par les déceptions.

Écoute la ville tomber raconte l’histoire d’une jeunesse à l’agonie qui tente de survivre en s’accrochant à ses rêves. Il y a Becky, une danseuse-masseuse, Harry et Leon qui dealent de la cocaïne dans des soirées huppées et Pete, le frère d’Harry, un chômeur au cœur brisé. Dans la foule londonienne, Kate Tempest humanise ces individus en les inscrivant dans leur propre histoire, en leur donnant une voix.

Si Écoute la ville tomber est un premier roman, ce n’est pas la première fois que l’on entend parler de son auteure. Rappeuse, poétesse et dramaturge, l’Anglaise Kate Tempest n’en est pas à son coup d’essai. En 2014, elle sortait son premier album, « Everybody Down » dans lequel elle racontait déjà les lamentations de ces quatre personnages perdus dans les impasses d’un Londres contemporain lugubre.

En filigrane de ce récit des solitudes urbaines, Kate Tempest mène de nombreuses réflexions féministes. Celle du droit à disposer de son corps, du sexisme au sein du couple ou encore celle de l’obligation parfois à renoncer à ses rêves pour faire vivre ceux des autres.

Des femmes puissantes 

Dans ce premier roman, Kate Tempest a choisi de dresser le portrait de femmes puissantes qui se battent pour exister. Becky est danseuse. Elle bataille pour trouver sa place dans le dur milieu de la danse contemporaine à Londres. Pour vivre de sa passion, elle est obligée de travailler comme « masseuse » le soir. Un métier qui lui plaît le plus souvent et dans lequel elle trouve une certaine beauté bien qu’il arrive parfois que des hommes la regardent « comme un bout de viande ». C’est une activité qui lui procure également une certaine puissance. Elle est fascinée par les corps inconnus qu’elle masse, leurs vêtements étalés et « l’excitation d’avoir obtenu l’accès à l’intimité d’une personne ». Dès les premières lignes, Becky est décrite comme une femme à la fois très féminine et inquiétante qui plaît aux hommes comme aux femmes : « Becky est menaçante, corrosive, parfois moqueuse. Une lame qui transperce ces amas de chair ». Bisexuelle, Becky entretiendra tour à tour une liaison avec Pete et sa sœur, Harry.

Décrite comme un « garçon manqué » aux gestes confus, Harry est au contraire plus discrète. Lorsqu’elles se voient pour la première fois, Becky la perçoit ainsi : « Digne, maladroite et distante. (Elle) nourrit une tendresse sans bornes pour les lesbiennes qui gaffent en société, à l’image de celle-ci. Elle prend note des dents mal alignées. Des frisettes. Des sourcils froncés. […] Elle parait perdue, désorientée ». Harry deale de la drogue dans des soirées huppées avec son ami d’enfance, Léon. Un business qu’elle tient d’une main de fer, une discrétion étonnante et une organisation bien rodée. Comme pour Becky, cette carrière est temporaire. Harry aussi a un rêve. Ouvrir un « resto-café-bar », « Chez Harry ». Un endroit chaleureux où les jeunes londoniens fatigués par la solitude pourraient se retrouver et créer. Lors de leur première conversation, elles se confient l’une à l’autre dans une atmosphère bienveillante sur leurs désirs et sur ces métiers dont elles tirent à la fois de la honte et de la fierté. Une première conversation dont va naître, plus tard dans le récit, une histoire d’amour passionnée. D’ailleurs, Harry est souvent racontée à travers le vif désir qu’elle ressent pour Becky : « Si elle était plus adroite, ou plus sûre d’elle, ou de sexe masculin, elle trouverait peut-être le courage d’embrasser cette fille ».

Deux femmes qui, comme les autres personnages, ont un réel besoin d’intensité et d’utopie. Une urgence qui se lit à travers l’écriture de Kate Tempest dont la prose incandescente et furieuse donne parfois le vertige.

Des mères frustrées

À travers le portrait de Paula et Miriam, leurs mères, l’auteure questionne également l’injection faite aux femmes de se mettre « au service » du foyer, quitte à mettre de côté leurs rêves et leurs désirs individuels.

Paula, la mère de Becky, par exemple était promise à un bel avenir. Sa carrière de photographe professionnelle en plein essor, elle vivait la vie dont elle avait rêvée, indépendante et libre : « L’étoile de Paula brillait. Londres foisonnait de beauté, de talent, d’énergie. Elle était jeune, elle avait de l’ambition. Elle fit son chemin. Sans avoir recours à la promotion canapé. Sans avoir à jouer l’idiote pour ne pas paraître menaçante. Elle s’offrit le luxe d’être elle-même, ce qui séduisit et marqua les esprits. Paula Chogovitch avait un métier, son métier était sa vocation, sa vocation son amour, son amour son métier, et elle payait son loyer rubis sur ongle ». Puis, Paula rencontre John, professeur d’université très engagé. Ils tombent amoureux et quelques mois plus tard elle tombe enceinte.

Son compagnon lui promet alors qu’il fera tout pour qu’elle puisse continuer à exercer son métier. Mais très vite Paula se rend compte qu’il est de moins en moins présent : « Elle avait l’intuition, et cette intuition la taraudait, qu’il considérait son travail comme l’œuvre de toute une vie et son métier à elle comme un passe-temps ». En effet, Paula n’est plus perçue par John comme un individu avec des émotions diverses, seulement comme une future maman : « Les méandres de la féminité ne s’explorent pas en un jour. John n’avait pas de temps à consacrer à une femme enceinte déprimée ». Becky naît et Paula découvre le bonheur de la maternité. Les années passent. John est de plus en plus absorbé par son combat politique et Paula rongée par l’amertume. À tel point qu’elle finit un jour par craquer. Elle quitte tout pour rejoindre une communauté religieuse. « J’aurais pu avoir ma vie. Mais j’ai tout lâché, et regarde où ça m’a menée… », dira-t-elle alors. 

Des regrets que l’auteure explorent également à travers le personnage de Mariam, la mère de Harry et Pete dont l’histoire rappelle tristement la première. À sa naissance, le destin de Mariam, fille de boucher est tout tracé : « On attendait d’elle qu’elle suive l’exemple maternel, qu’elle se montre disciplinée, douce et docile ». Sa mère lui dira un jour : « Devenir une femme, ça demande beaucoup d’efforts, autant d’efforts qu’une ballerine. Tu dois travailler dur. Ce n’est pas de tout repos. Si tu y parviens, cela semblera naturel. Mais ce qui nous distingue des danseuses, ma puce c’est que faire les choses comme il faut ne nous vaudra jamais aucun applaudissement ».

Une trajectoire peu séduisante à laquelle elle tente d’échapper dès son plus jeune âge, aimantée par la boucherie où elle passait des heures en cachette de ces parents. Et pourtant, à force de discours sexistes, l’enfant cède à la honte, se sentant coupable de ne pas correspondre à ce que la société et ses parents attendaient d’elle. À ses dix-sept ans, au lieu de se mettre en ménage, elle décide de trouver un petit boulot et de se prendre un studio. Elle étudie, sort, met « des vestes d’hommes », couche avec ceux qui lui plaisent et économise pour partir en voyage. Puis un soir, elle rencontre Graham, un avocat. « Il se voyait déjà installé avec elle, casé, engagé dans une vie de couple classique. Elle, elle voulait voir le monde ».

Miriam finit par céder et les vingt-deux années qui suivent elle les consacre à son foyer et ses deux enfants, pour son plus grand bonheur… et la fin de sa liberté. De plus en plus absorbé par son travail, il finit lui aussi par délaisser sa famille : « Il savait que Mariam avait du mal à l’accepter […] mais son métier était sa raison d’être et ces gens avaient mis leur liberté entre ses mains : Et ma liberté à moi, qu’est-ce que tu en fait Graham, répétait-elle ».

Des hommes égoïstes

À travers ces portraits de femmes, Kate Tempest raconte également des masculinités étouffantes et aliénantes. Il y a donc Graham et John mais il y a aussi Pete. Décrit comme un « loser attachant » avec des « yeux ronds comme ceux d’un dauphin », son personnage peut paraître à première vue touchant : un jeune homme intelligent au talent gâché et au cœur brisé. Il devient cependant très agaçant dans la relation amoureuse qu’il entretient avec Becky. Dès leur première rencontre, Pete est obnubilé par cette sublime danseuse à la démarche féline. Après des débuts passionnés où Pete est complètement soumis à son désir pour elle, ce dernier va rapidement porter un jugement sur le métier de Becky.

À ce moment du récit, l’auteure nous donne à voir une femme qui tente laborieusement d’être indépendante et de vivre enfin de sa passion : « Ne t’avise pas de faire de moi celle que tu veux, Pete. Ne va pas croire que je vais renoncer à mes rêves pour te rendre heureux, putain » et un homme rongé par la jalousie et l’envie de la posséder mais complètement impuissant : « Ce n’est pas comme s’il pouvait dire : Reste à la maison ce soir, je m’occupe du loyer ce mois-ci, concentre-toi sur la danse ». C’est d’ailleurs Becky qui le porte financièrement. Un homme blessé dans sa virilité qui un soir lors d’une beuverie en tête-à-tête avec son demi-frère demande à ce dernier d’aller se faire masser par Becky pour pouvoir  l’espionner. Une façon, peut-être, pour l’auteure de nous montrer que rien n’est gagné et que d’une génération à l’autre les femmes doivent toujours se battre pour exister librement. 

Léon, en revanche, est quant à lui assez peu décrit dans le roman. Il est souvent raconté à travers son amitié avec Harry. Bienveillant et doux, il est toujours aux côtés d’Harry pour la soutenir et la défendre si elle le lui demande. Ils travaillent de concert sans hiérarchie de genre. Petit, Léon ne correspond pas exactement à ce que la société a prévu pour un garçon. Il passe ses nuits plongé dans des manuels d’histoire et paraît avoir neuf ans quand il en a treize. C’est seulement lorsque leur business décolle que Harry et lui « (trouvent) enfin leur place dans la société ». Un personnage masculin qui apporte quelques respirations dans le récit de ces masculinités souvent toxiques. 

Écoute la ville tomber de Kate Tempest a été publié aux éditions Rivages, en avril 2016.