Lettres pour un avortement illégal : un monument de papier aux avortées inconnues

[Choisir la cause des femmes, Lettres pour un avortement illégal, 1971-1974, à paraître le 17 octobre aux éditions Libertalia]

Il faisait beau à Paris ce dimanche 28 septembre, aux terrasses on reprenait un petit goût d’été, ça sentait l’insouciance et la glace à la pistache. Hormis une poignée d’infatigables militantes, personne ne savait que c’était la journée mondiale pour le droit à l’avortement, et puis de toute façon en France ça va pour nous, on a constitutionnalisé le droit à l’IVG, alors parler de femmes qui meurent de septicémie ou qui sont contraintes d’accoucher de fœtus non viables, ça gâche un peu la fête et ça donne un goût amer aux glaces à la pistache.

Oui, mais.

Dans la petite rue pavée qui mène à la Maison de la poésie, il y avait foule : on attend Annie Ernaux, notre monument littéraire national toujours vaillante, Mariana Otero était là, réalisatrice et fondatrice de l’association Aux avortées inconnues et à l’initiative de cette soirée, Sarah Durocher, indispensable présidente du Planning familial, et Violaine Lucas, tenace directrice de Choisir la cause des femmes. Des comédiennes, des militant.e.s, des éditeur.ice.s engagé.e.s réuni.e.s pour entendre et faire entendre les voix des femmes qui, avant la loi de 1975, ont été contraintes d’avorter illégalement, prêtes à risquer de perdre la vie pour pouvoir la choisir justement cette vie, pour se choisir elles, avec courage mais le plus souvent dans une solitude et une détresse absolues.

Dans les locaux de Choisir la cause des femmes, au moment du décès de Gisèle Halimi, on exhume les archives. Émotion des militantes qui découvrent en 2020 une pochette « I.V.G Correspondance adressée au professeur Milliez ». Lors du procès de Bobigny, il fut l’un des témoins cité par Gisèle Halimi : auprès des juges, des hommes exclusivement, le témoignage de celui qui déclara qu’il aurait aidé Marie-Claire Chevalier à avorter si elle le lui avait demandé, en dépit de ses convictions religieuses, fit forte impression. Dans la pochette, une cinquantaine de lettres adressées au professeur Milliez, des femmes ou parfois un proche, qui lui demandent de l’aide pour avorter illégalement entre 1971 et 1974. Grâce aux militantes de Choisir qui ont eu le souci de préserver cette archive, aux éditions Libertalia, qui publient aujourd’hui les lettres, à la Maison de la Poésie qui a consacré une soirée à la lecture de ces témoignages par les voix plurielles de comédien.ne.s réuni.e.s sur le plateau, les voix s’élèvent d’un passé pas si lointain et disent autant le désespoir que la détermination.

Mères de famille déjà nombreuses, jeunes filles isolées, précaires, célibataires… Les parcours sont multiples mais se rejoignent : toutes veulent choisir leur vie, décider pour elles-mêmes. L’accompagnement musical de Maëlle Desbrosses ajoute à la solennité du moment, les vibrations graves emplissent la salle silencieuse, attentive, émue. Les voix s’élèvent, réclament conseils et assistance, sollicitent l’indulgence du professeur, demandent à ne pas être jugées, se justifient, livrent sobrement des bouts de vie précaires qui pourraient basculer avec l’arrivée d’une bouche de plus à nourrir. Vivant dans de petites villes de province, éloignées des centre médicaux et des réseaux militants, livrées à la toute-puissance tyrannique de médecins de famille garants d’un ordre moral nauséabond, les requérantes supplient parfois, acculées aux pires extrémités. Mais surtout elles défient les lois, les autorités, le gouvernement et toute une société qui les condamne au silence, à la honte et à la mort possible. Ce qui les unit au-delà de la vie non désirée qu’elles portent en elles, c’est le manque d’argent. Se rendre à l’étranger pour avorter : impossible pour la majorité de ces femmes aux revenus modestes, qui s’expriment à grand renfort de formules de politesse, usent d’une syntaxe maladroite, témoin de parcours scolaires tôt interrompus. Ne pas pouvoir disposer de son corps librement, une immense injustice de genre à laquelle s’ajoute, implacable, l’injustice de classe, comme le met en exergue Annie Ernaux :

Ces lettres sont la preuve absolue, aveuglante, que les femmes pauvres n’avaient aucun moyen d’avorter, qu’elles étaient les victimes de la loi de 19201, les plus riches et celles qui avaient des relations trouvaient facilement des solutions. Étudiante boursière, j’avais dû emprunter ce qui correspondait au salaire d’une secrétaire et huit fois au coût mensuel d’une chambre en cité universitaire pour payer une avorteuse.

La très belle mise en page du recueil nous donne accès aux lettres d’origine et à leur transcription, les écritures serrées ou déliées, pages dactylographiées ou couvertes d’une calligraphie d’écolière sont les traces vives de celles à qui il est rendu hommage dans ce monument de papier. Mais Mariana Otero, dont la mère, la peintre Clotilde Vautier, est décédée en 1968 à la suite d’un avortement clandestin sans que cela ne soit dit à ses filles veut aller plus loin : elle réclame la création à Paris d’un monument aux mortes des avortements clandestins, idée portée également par Nancy Huston qui l’avait suggéré dans une tribune du journal Le Monde en 2003 après avoir vu le film de Mariana Otero relatant l’histoire de sa mère, Histoire d’un secret. L’idée a été validée par le Conseil de Paris mais combien de temps, d’énergie, de concertations et de force de persuasion faudra-t-il pour la faire aboutir? On peut commencer par signer la pétition ici : https://www.change.org/p/pour-un-monument-aux-femmes-mortes-d-avortement-clandestin?source_location=petition_update_page.

Absence de statistiques, données falsifiées, effacement des traces menacent la mémoire fragile de ces femmes : à nous de lire leurs lettres, de continuer à parler d’elles, d’entretenir cette mémoire de résistance.

Ce livre, ce projet de monument, ce n’est pas seulement l’hommage rendu au passé, c’est un acte de désobéissance civile qui résonne au présent. Une femme meurt toutes les neuf minutes dans le monde d’un avortement clandestin. Le droit à l’avortement est remis en cause par les gouvernements d’extrême droite partout en Europe et ailleurs. Même les pays où l’avortement est autorisé disposent d’un accès réel très inégal : en France, nombreuses sont les femmes qui doivent changer de département pour avoir accès à une IVG en raison des faibles moyens alloués aux structures médicales. La méthode médicamenteuse est prescrite à 78%, reléguant l’avortement à la solitude de la sphère privée parce que cela évite de surcharger les équipes en effectif réduit (et que la méthode dite par aspiration n’est pas « rentable »). La loi mentionne pourtant que les personnes doivent pouvoir décider librement de la méthode abortive… Les attaques des militants anti IVG sont croissantes, violentes, sous forme de campagne d’intimidation, de propagande qui avance masquée, mais très puissamment soutenues par les milliardaires fascistes et extrémistes religieux, Bolloré, Stérin et consorts. Notre vigilance doit être entière, comme notre soutien à celles qui osent aider les femmes à avorter illégalement ailleurs doit être constant. En Pologne, où l’avortement est désormais interdit depuis 2020, les équipes militantes de l’ONG fondée par Justyna Wydrzyńska Abortion Dream Team accomplissent un travail considérable et subissent des attaques répétées.

Pour les soutenir, c’est là : https://adt.pl/en/.

  1. La loi du 31 juillet 1920 réprime la seule provocation à l’avortement par une peine de six mois à trois ans de prison et une amende de 100 à 3000 francs, la propagande anticonceptionnelle est également soumise à amende et emprisonnement. L’avortement est puni par l’article 317 du Code pénal. ↩︎