Les histoires naissent dans des cercles magiques, dans des espaces rectangulaires au sol peint de noir, sur des feuilles imprimées au toucher velouté. Ces sanctuaires qu’ils soient tracés à la craie par une enfant sur le bitume, à la plage avec un bâton ou édités à plusieurs milliers d’exemplaires sur une presse, offrent la possibilité d’une île sur laquelle tout peut se raconter, garantissant notre sécurité face aux terribles réalités qui grondent à leur périphérie. C’est ainsi que la voix du Prologue d’Hedda nous invite à pénétrer dans la pièce de Sigrid Carré Lecoindre :
Quand j’étais enfant,
ma grand-mère dessinait de grands cercles sur le sol.
Avec tout et n’importe quoi.
Ce qui lui passait sous la main. Du sel, du sable –
De l’eau.
Nous prenons place au milieu du cercle, assuré.es que rien de grave ne nous arrivera, même si les coups pleuvent, même si pendant une heure nous assistons/lisons le récit d’un naufrage d’amour vers la sombre violence des dominations masculines. L’autrice prend son temps et nous fait glisser dans l’univers retissé de Hedda Nussbaum dont elle n’a gardé que le prénom en titre comme elle n’a gardé que la trame fine de ses écrits. Sigrid Carré-Lecoindre ne cherchait pas à mettre en scène l’affaire de violence familiale tragique que Hedda Nussbaum raconte dans son livre, Surviving Intimate Terrorism, publié en 2005, mais plutôt à inventer un texte de théâtre inédit qui donne forme à la question de l’emprise et de l’engourdissement des esprits victimes de maltraitance.

Reprendre le sujet des violences conjugales sans répéter les formes de témoignages déjà mises en scène nécessitait de se libérer d’une histoire singulière pour lui donner une dimension plus large. L’autrice va donc travailler avec Lena Paugham en 2017 à tisser une histoire du couple ordinaire : tout commence par un joli conte, comme souvent, par une rencontre où les regards s’échangent, se cherchent, s’électrisent, par une insouciance des premières années – on partage des rituels singuliers, comme ces bains d’amants plus intenses que le sexe entre amants, par la consolidation des liens du foyer – vient l’enfant, les relations mondaines. Ce qui se déroule sous nos yeux, racontée par une NARRATION qui exclut longtemps la voix d’Hedda du texte, semble bien commun. Un homme et une femme se rencontrent, s’éprennent puis se lassent gentiment l’un de l’autre. Bien commun aussi cet homme Pygmalion qui se met en tête de faire abandonner à Hedda son bégaiement, handicap certain dans sa carrière d’éditrice ; bien commun aussi la confiance accordée à l’autre, les consentements à se soumettre aux suggestions du conjoint, car après tout il ne veut que notre bien, non ? Changer de tenue, de façon de parler, de marcher, Hedda s’y plie avec l’assurance que leur amour vaut bien ces efforts, ces changements mineurs ne sont-ils pas la preuve de l’attachement ? Mais ce sont dans les scènes de négociation de l’image sociale que se cachent les premiers indices terrifiants des violences à naître :
Narration – Il faisait une fixette sur les talons aiguilles. Il était persuadé qu’avec des talons aiguilles – enfin pas forcément aiguilles d’ailleurs parce que l’important /
c’était surtout la HAUTEUR – donc il était persuadé qu’avec des talons HAUTS – elle marcherait au-dessus du monde et que,
par conséquent / LE MONDE
serait à ses pieds. Logique – et puis
LUI – Est-ce qu’une éditrice peut sérieusement continuer à marcher avec des baskets – C’est quoi ça / une éditrice en baskets. Sans rire, ça ne veut rien dire – ça ne veut RIEN dire – c’est /
QUOI ?
C’est rien.
Le dialogue revient surtout à monologuer, Hedda se tient coite et encaisse les affirmations cinglantes, sans nuances, premières pierres qui écrasent l’individu et son libre arbitre. L’homme cherche à anéantir avec ce « c’est rien », comme si la vie d’avant, la Hedda bégayante et affolante de fragilité pouvait être renversée d’un revers de poing pour laisser place à la femme fantasme, celle qui rejoint le peuple de celles que l’homme a cru avoir dominées toute sa vie.
Voilà qu’il tordait le monde pour la faire entrer dans le moule d’une femme-type, d’une femme totalement fantasmée correspondant à SON désir initial. GLOBAL.
Au-delà de leur histoire, de TOUTE histoire.
Il la faisait entrer dans le moule
générique de la longue lignée de ces femmes levées soirée après soirée –
Et ça fonctionnait.
Les ombres avancent sur Hedda, les coups de l’homme pleuvent, marquent, zèbrent de bleu son corps, la valise est prête, elle la défait. Les algues bleues strient sa peau. Le sang coule. Le texte est poétique, esthétise par moment la férocité des coups, par pudeur presque, sans doute aussi pour que ce corps ne soit pas trop singularisé mais qu’il se déploie toujours au milieu du cercle de craie, parce qu’au théâtre, le corps de la comédienne n’est pas véritablement une « marée-mazout, étincelante d’écchymoses », sous laquelle se blottit la honte et la terreur d’Hedda. Sigrid Carré-Lecoindre nous approche au plus près du ravin et du basculement dans l’horreur sans jamais nous y abandonner. Certes elle parle au nom de toutes celles qui n’ont pas pu parler, au nom de celles qui ont vaincu aussi, mais surtout elle touche juste au coeur des hommes et des femmes qui pensent : « Pas moi, les autres » et ébranlent leur petite conviction que la violence est une histoire lointaine, étrangère à leurs vies feutrées, alors qu’elle bat en nous à basse intensité, avec la banalité du mal, la brutalité insipide des virilités humiliées et des féminités disciplinées. Hedda fermera le cercle de parole sur ce qui sera sa plus longue prise de parole, femme gelée dans un bain glacée : Vigie à jamais figée.

Elle rêvait de tenir un ranch dans le Wyoming, mais sa phobie de l’avion l’a poussée à embrasser la carrière d’enseignante à Montreuil pour partager sa passion des grands espaces littéraires.