La Vie est une corvée de Salomé Lahoche, intellectuelle « rock » incomprise

Celle qu’on attendait

            Salomé Lahoche a vingt-sept ans, trois albums de bande dessinée publiés chez Exemplaire Editions et chez Même pas mal, et un compte instagram suivi par un nombre effrayant d’internautes.

Si cette courte biographie suscite en vous un honteux sentiment de jalousie lancinant, dans le genre de celui qui vous prend le dimanche soir, lorsque vous suffoquez face à l’exhibition stupide d’images retouchées de paysages, de denrées alimentaires, de bibliothèques bien fournies ou de corps bronzés qui apparaissent sur votre écran de smartphone, après avoir passé votre week-end à bouffer des nouilles instantanées ou à fantasmer sur vos nombreux « projets » en terrasse pour impressionner vos potes, reprenez-vous immédiatement : Salomé Lahoche n’est pas la covergirl à suivre tout en enviant méchamment, mais c’est plutôt l’une des voix les plus brillantes et dérangées de la BD française contemporaine.

Vivement la fin du monde 

« Qu’il est difficile de survivre à sa vingtaine… lorsqu’on est une petite intello privilégiée qui a le temps de s’interroger sur son moi et son rapport conflictuel à autrui », ainsi pourrions-nous résumer la relation que l’auteure entretient avec son double dans ses strips, qui sont autant de situations tantôt grotesques, tantôt acerbes sur le quotidien d’une jeune femme qui refuse de tomber dans l’auto-apitoiement et la complaisance pour mieux pouvoir rire de tout ce qui l’entoure (les hommes, les femmes, les bobos, les wokes, les réacs, les parisiens, les provinciaux, les féministes, les misogynes…) et bien sûr d’elle-même.

La Vie est une corvée s’ouvre sur une scène programmatique qui vient habilement justifier l’entreprise que nous aurons le plaisir de découvrir dans les pages suivantes. Nous retrouvons Salomé, cuisses écartées sur son canapé, s’interrogeant sur le degré de décence de son goût prononcé pour les planches de BD égotistes qu’elle partage sur son compte instagram depuis deux ans. Devrait-elle plutôt dessiner sur la faim dans le monde ? Cesser de nourrir cette obsession inquiétante envers sa propre existence ? Une éditrice l’appelle alors et lui propose de publier un livre à partir de ses saynètes aux couleurs vives et aux personnages cruels. Ce livre est bien sûr celui que nous tenons dans nos mains. Cette délicieuse amorce constitue l’unique instant de gloire de l’album, puisque tout sentiment d’orgueil est très rapidement remisé aux ordures de l’ego-trip chez Salomé Lahoche. Et c’est sans doute pour cela que ses saillies parfois sentencieuses frappent avec une justesse toute rafraichissante. Puis, si rien de tout cela ne fonctionne finalement, il y aura au moins la fin du monde.

Sous le signe de Schopenhauer et de Kurt Cobain 

            La Vie est une corvée est un titre alléchant, qui ne peut qu’attirer les amateurs, ou les obsédés, de Cioran. Il faut dire que Salomé Lahoche s’inscrit pleinement dans une double tradition : celle du pessimisme anthropologique et de la littérature absurde, dont elle transpose les thèmes de prédilection avec brio. Si rire de l’absurdité de la vie humaine n’a rien d’innovant, Lahoche fait preuve d’inventivité en dressant de courts tableaux hilarants de nos bons et mauvais sentiments, de nos petites obsessions tristement risibles, tout en les confrontant à l’inanité et au vide de nos existences contemporaines rongées par l’insignifiance, et par les rendez-vous mutuelle avec la « dame de la MGEN ».

Cet humour noir, qui peut parfois rappeler Bukowski, tout aussi débraillé et grossier que le personnage de Salomé dans ses moments les plus sombres, ne cesse de flirter avec une profonde mélancolie, à vraie dire attendue. Mais c’est alors que même le spleen est tourné en dérision, au détour d’une scène magistrale où Salomé rencontre Kurt Cobain – le héros baudelairien de son adolescence, c’est une évidence ! – et le prie de ne pas vomir son héroïne sur son tapis en laine vierge. Il n’avait qu’à pas se flinguer à vingt-sept ans.