Hunger, autre classique féministe de Roxane Gay

[TW : viol]

(© Denoël/Flickr)

En cherchant en vain à la bibliothèque municipale de ma ville le célèbre essai de Roxane Gay Bad Feminist, j’ai été attirée par Hunger dont le résumé m’a de suite beaucoup parlé.

« Si vous êtes une femme et que vous vivez aux États-Unis ou dans un pays occidental ; si vous êtes obsédée par l’idée de manger trop ou de ne pas manger assez (c’est plus rare) […] il est fort probable, et ce quelle que soit votre silhouette, que vous entretenez un rapport à la nourriture frisant le fétichisme. »

Il est vrai qu’à l’heure des premiers rayons de soleil du printemps, nous sommes assailli.es par des messages plus ou moins subliminaux provenant des couvertures de magazines, des publications Instagram et des dizaines de livres de cuisine « healthy et gourmande » mis en avant, nous incitant ainsi activement à préparer notre corps pour l’été.

Cependant, dès les premières pages de Hunger, la promesse est faite que contrairement à ce que l’on pourrait croire, on ne lira aucune transformation spectaculaire, qu’il n’y aura aucune photo « avant/après » mais plutôt un récit brut d’un corps en dehors des normes, dans une démarche de pardon et d’acceptation de soi après deux décennies de lutte acharnée.

Le traumatisme comme point de départ

Depuis son adolescence, Roxane Gay est en obésité massive. À l’âge de douze ans, elle a vécu un viol collectif initié par son petit ami de l’époque, un événement qui a profondément bouleversé sa relation avec son apparence physique. Pour se protéger et éviter d’être désirée, ainsi que pour faire face à ce traumatisme dont elle avait honte et dont elle n’osait parler à personne, elle a commencé à se tourner vers une consommation alimentaire de plus en plus excessive.

« Ceci est une histoire de mon corps. Mon corps a été brisé. J’ai été brisée. Je ne savais pas comment me reconstruire. J’étais en miettes. Quelque chose en moi était mort. Quelque chose en moi était muet et allait le rester encore de longues années […] J’ai été évidée. J’étais déterminée à remplir ce vide et la nourriture m’a servi à bâtir un bouclier autour du peu qu’il restait de moi. J’ai mangé, mangé, mangé, dans l’espoir que si je devenais grosse, mon corps serait en sécurité. »

Malgré l’inquiétude de ses parents, les professionnels de santé alarmistes et les moqueries de ses camarades ou de parfaits inconnus, manger devient obsessionnel au point de se cacher ou de s’endetter pour satisfaire son besoin de « se remplir ». Les expériences de ses premières amours ne font qu’accroître sa terreur d’établir une intimité avec quelqu’un, tandis que la grossophobie omniprésente renforce l’idée qu’elle n’a pas le droit au plaisir, au désir, ou même à autre chose qu’à être reconnaissante que l’on daigne lui adresser la parole ou lui témoigner un peu d’intérêt.

La dépossession du corps de la femme

« Quand vous êtes en surpoids, à bien des égards, votre corps entre dans le domaine public. Il est constamment à l’affiche. Les gens projettent dessus des histoires qu’ils s’inventent, mais la vérité de votre corps ne les intéresse pas du tout, quelle qu’elle soit. »

Dans l’imaginaire collectif, les personnes en surpoids sont souvent stigmatisées comme étant paresseuses, dépourvues de volonté et manquant de discipline. Elles sont tantôt regardées avec pitié, tantôt méprisées, et font face à des moqueries constantes ainsi qu’à des conseils non sollicités.

En règle générale, on félicite une personne lorsqu’elle perd du poids, peu importe la rapidité ou la cause de cette perte (deuil, rupture, dépression, etc.). La diminution du nombre affiché sur la balance est toujours considérée comme une chose positive, indépendamment de son impact sur la santé de la personne, même si cette santé est souvent utilisée comme argument principal pour justifier les commentaires adressés aux personnes, qu’elles soient proches ou non, concernant leur poids jugé excessif.

Voyager, s’habiller, sortir dans un monde grossophobe

« Il y a certaines choses que j’aimerais faire avec mon corps, mais qui me sont interdites. Quand je suis avec des amis, je n’arrive pas à suivre leur rythme, alors je suis tout le temps en train d’inventer des excuses pour expliquer pourquoi je marche moins vite qu’eux, comme s’ils ne le savaient pas. Parfois ils font comme s’ils ne le savaient pas, et parfois ils semblent véritablement oublier que des corps différents ne se déplacent pas de la même manière, qu’ils n’occupent pas le même espace, et ils se tournent vers moi et me proposent des choses impossibles, comme aller dans une fête foraine, ou faire deux kilomètres pour aller dans un stade tout en haut d’une colline, ou faire une randonnée jusqu’à un promontoire avec une belle vue. »

Cette lecture m’a également permis de mieux comprendre les défis logistiques auxquels les personnes obèses sont confrontées. Pour l’auteure, il est impossible d’accepter un dîner improvisé au restaurant sans connaître le type de siège et la disposition de la salle, de réserver un seul billet d’avion lorsqu’elle voyage ou de ne pas se renseigner sur les détails spécifiques d’une interview télévisée en plateau. Le monde tel qu’il est actuellement n’a pas été conçu pour accueillir des personnes de sa corpulence, ce qui engendre une charge mentale considérable à chaque sortie, rendant parfois l’isolement et la solitude préférables.

En conclusion, cette lecture a été difficile mais demeure nécessaire à une époque où les personnes grosses et obèses sont souvent stigmatisées, tenues pour responsables de leur condition, marginalisées et moquées. La discrimination dont elles souffrent peut même se propager dans le domaine médical, entraînant une mauvaise prise en charge, des retards de diagnostic et de traitement.

Roxane Gay est auteure, professeure d’université et éditrice américaine. Son essai Bad Feminist, paru en 2014 a rencontré beaucoup de succès et a été traduit dans plusieurs langues.