Les fées scientifiques de Zoé Sauvage : quand la sororité retrouvée mène à l’écoféminisme

Après le sublime ReSisters, de Jeanne Burgart Goutal et Aurore Chapon, et Après la pluie, porté par le collectif Les Engraineuses, voici un nouveau bijou graphique de l’écoféminisme.

©bonobo.net

Fable fantastique, Les Fées scientifiques se place dans un futur proche, avec toutes les dérives qu’on lui prédit (et plus encore) : nos écosystèmes se sont effondrés au point que les humain.e.s sont parqué.e.s dans des Mégavilles, et ce qu’il reste du Vivant est “préservé” dans des Mégaparcs. Zoa, étudiante en biologie, rêve par-dessus tout de travailler pour Ecotopia, l’une de ces réserves rares, dernier îlot de diversité de vie. Prête à tout sacrifier, les autres comme elle même, elle parvient à décrocher le stage dont elle rêve tant.

Poussée par une collaboratrice chevronnée du parc (spoiler : c’est la géniale Jane Goodall), puis guidée sur sa route par diverses femmes de science (spoiler again : elles sont toutes incroyables, et malgré l’importance des avancées qu’elles ont portées, vous ne les connaîtrez probablement pas avant de lire ce livre), Zoa va partir à l’aventure, sortir de sa zone de confort (somme toute très inconfortable) pour se (re)trouver : son rapport à son corps, à son mental, à son conditionnement, et découvrir les voies libératrices de la sororité et d’une possible symbiose avec le Vivant.

Tellement d’idées fabuleuses foisonnent de cet ouvrage de 300 pages qu’on ne saurait par où commencer. C’est beau, intelligent, réjouissant et revigorant, très instructif, sans jamais nous écraser d’informations complexes, le tout bourré d’audace et de modernité.

Contexte de départ : pousser le greenwashing à son paroxysme 

Puisque l’Humain est un loup pour la « Nature », alors séparons les deux ! Ainsi nous pourrons mieux la sauver et endiguer l’effondrement en cours. Voici ce que propose Ecotopia, ce méga-zoo 2.0, où le Vivant est isolé dans des enclos géants (parce que les enclos, ça a moins mauvaise presse que les cages!). Dirigé par Steve Work, caricature évidente des figures de l’innovation technologique, ce parc est pourtant entièrement sous contrôle humain. Une « ruche » de centaines de drones est chargée de tout analyser, surveiller et détruire si nécessaire.

La contradiction est totale : en embrassant un discours de technologie salvatrice, qui permettrait à l’Humain de rester en dehors, toutes les erreurs passées sont reproduites : avoir la main mise sur le rééquilibrage des espèces et du climat, se débarrasser des nuisibles, chercher la croissance du réensauvagement etc. Au même problème, les mêmes conséquences : malgré sa volonté initiale de préservation, Ecotopia se meurt lorsque notre héroïne y met les pieds pour la première fois.

Zoa est une jeune femme persévérante, qui se donne littéralement corps et âme pour devenir l’une des plus grandes scientifiques de son siècle. (Comme lui dira Jane plus tard dans l’histoire : « Drôle de rêve! ») Malgré sa détermination assumée, Zoa est pétrie de doutes et d’angoisses résultants de son époque patriarcale : son corps est celui d’une femme, dégoûtant et sexualisé à outrance. Son âme est celle d’une femme : nulle, faible, qui doit sans cesse montrer plus d’acharnement à la tâche que les hommes. Zoa a en horreur tout ce qu’elle attribue au féminin et cherche à s’extraire de ses propres limites via la reconnaissance scientifique. Elle se dévalorise sans cesse, et est très affectée par ce que lui coûte de devoir « devenir homme » pour réussir, pour trouver sa place, pour être quelqu’un. L’identification à cette superbe héroïne, à la fois complexe et imparfaite, est totale. Les planches où elle demande pardon à son corps de l’avoir tant détesté, de l’avoir cru si fragile, sont assez bouleversantes. Bien que brillante, Zoa est aussi pleine de préjugés et de jugement. La science qu’elle pratique est celle des données chiffrées, des diagrammes. Elle pense pouvoir tout régler derrière un ordinateur. Quand elle arrive à Ecotopia, elle regarde de haut les stagiaires garçons, et d’un mauvais œil Vania, seule autre stagiaire fille du groupe. Car une fois le stage décroché, c’est la bourse de financement de recherches qui est visée. Ainsi la compétitivité ne dort jamais. La hiérarchie pyramidale non plus !

Une rencontre qui va tout changer

Personnalité emblématique de l’éthologie des années 60, Jane Goodall a accepté de rejoindre Ecotopia pour sauver de l’extinction les chimpanzés avec lesquels elle vivait en Afrique. Cette « vieille folle » est gentiment moquée, y compris par Zoa, pour ses méthodes à l’ancienne (comprendre : sur le terrain.) La BD met clairement en avant le discours scientifique relégué au second plan. Celui qui se retrouve parqué avec le reste du Vivant, opposé au miracle technologique qui permettrait de tout sauver. D’ailleurs, dans cette histoire, les dernières « folles » à réellement pratiquer la science, sont des femmes, et qui plus est, des femmes souvent âgées ! Jane, qui se fiche royalement du mépris à moitié caché pour son travail, va alors embarquer Zoa dans un voyage extraordinaire : celui de l’observation de terrain, celui du contact réel avec l’Autre qui implique de se mettre à son niveau, de voir et d’écouter comme lui. Se rapprocher le plus possible du « devenir Autre » pour le comprendre au mieux : se penser en oiseau, devenir le mouvement de l’eau qui ruisselle, devenir le végétal qui embrasse son environnement.

Les plantes connaissent les autres et leur milieu, sans les distinguer d’elles-mêmes.

Sur sa route, Zoa va croiser quelques unes des plus brillantes femmes de science de notre Histoire :

Temple Grandin, chercheuse en neuroscience qui a trouvé des liens de perception entre les autistes et les animaux (étant elle-même autiste).

Lynn Margulis, microbiologiste qui a démontré que la loi du plus fort n’est en fait pas du tout le moteur principal de l’évolution des espèces. Le monde vivant est interconnecté et c’est grâce à cela qu’il survit et évolue.

Barbara McClintock, 1ere femme à obtenir à titre individuel le prix Nobel de médecine en 1983, son travail sur la biologie moléculaire et sur le génome a révolutionné les anciens modèles scientifiques.

Monica Gagliano, pionnière de la bioacoustique végétale : l’écoute de la « voix » des plantes, qui interagissent avec leur environnement proche et sont dotées de facultés d’apprentissage (qu’on réservait jusqu’ici aux espèces animales)

A travers ces rencontres et ces nouvelles manières d’expérimenter le monde, Zoa va se reconnecter à ses pouvoirs d’être humain :

le pouvoir du corps comme expérience, comme outil pour la connaissance,

le pouvoir de la confrontation à l’altérité qui nous relie au monde,

le pouvoir de l’observation et de la patience,

le pouvoir de l’intuition, du ressenti, du sensible.

Autant d’aptitudes que Zoa valorisera enfin car elles sont parmi les meilleurs outils de ces femmes brillantes. Ces femmes fantastiques, ces fées volatiles, qui vont et viennent dans l’histoire et se fondent dans ce qui les entourent. Ces femmes qui ont fait preuve d’esprit et d’imagination pour nourrir leurs travaux, tout en se nourrissant d’insouciance, de fraîcheur et d’amusement dans un monde qui se veut si « sérieux ». Toutes des « vieilles folles », comme les nommera Zoa tout au long de l’histoire, passant d’un regard plaisantin à un regard tendre et admiratif, qui ont évolué, invisibilisées, dans un monde jamais prêt pour les découvertes révolutionnaires et les changements de paradigme qui en découlent.

– Celle là c’est la cheffe, la matriarche !

– C’est plutôt la vieille sage. Les autres l’écoutent, mais ce n’est pas forcément la dominante.

Grâce à elles, Zoa se délivre enfin de son égo et de ses croyances

Travail complexe car la prise de conscience ne fait pas aussi facilement barrière aux mécanismes de pensées intronisés. Il ne suffit pas de savoir pour que les croyances disparaissent et à chaque nouvelle étape, Zoa a le réflexe de regarder en arrière. Nos « blob » sont tenaces et le combat est épuisant, bien que salvateur, pour arrêter de nourrir l’artifice. Zoa, c’est vraiment nous (et c’est assez rassurant).

Nous avec nos préjugés,

nous qui trouvons ridicule d’imiter l’animal et le végétal,

nous femmes à qui l’on apprend que nous valons moins,

nous qui jugeons les autres sur des pratiques que nous ne connaissons pas et qui nous font peur,

nous qui sommes tous.tes en quête d’arriver au sommet,

nous qui pensons bien faire en voulant « sauver la nature »

Il faut réapprendre l’évidence qui a été perdue : l’Humain fait partie de l’écosystème du Vivant et doit y retrouver sa place. Sans le dominer, ni s’en extraire. Ainsi nous pouvons nous défaire de l’individualisme systémique dans lequel nous évoluons et redevenir singuliers.ères. Nous ne sommes plus malléables et interchangeables, nous décuplons au mieux nos capacités pour interagir avec ce qui nous entoure.

Ré-envisager la coopération, l’échange, l’entraide, l’alliance avec le reste du monde vivant (humain.e, comme non-humain.e) est l’héroïsme que cette histoire nous invite à déployer.

– T’as pas l’impression d’être dans un rêve ?

– Justement je pense que je suis en train d’atterrir dans le monde réel.

Comme Zoa, nous devons faire l’expérience de nous repenser entièrement. Puisque Ecotopia poussait le cynisme jusqu’à penser l’Humain comme l’espèce invasive, le parasite de Gaia, alors pourquoi ne pas dépasser le parasitisme et débuter une symbiose, comme le suggérait dans ces travaux Lynn Margulis ?

Sortir de la surveillance pour retrouver l’observation, sortir du contrôle pour aller vers l’adaptation, sortir du solutionnisme technologique pour retrouver un semblant d’éthique. Déconstruire les mythes inventés de la “Nature” et de la “loi de la jungle”, pour revenir au réel, le ré-enchanter, retrouver sa magie. Regarder autrement, construire de nouveaux mythes, d’autres voies des possibles.

Tout le fantastique utilisé dans cette fable nous appelle à devenir réalistes à nouveau.

C’est dur de traduire avec des mots ce nouveau langage qui m’apparaît. Mon corps est en connexion directe avec le monde. Qui me l’aurait dit ?

Beaucoup d’autres merveilles vous attendent au détour de ce voyage initiatique et envoûtant. Probablement emprunt de nombreux éléments autobiographiques, son autrice Zoé Sauvage transforme sa propre formation scientifique en fiction utopique très réussie.

Se tourner vers les fées pour réinventer nos imaginaires et repenser notre rapport au monde !