La photographe et présidente de l’association Sœurs d’Encre Nathalie Kaïd signe un ouvrage qui plonge dans l’intimité et le parcours de 195 femmes tatouées. À travers leurs témoignages à fleur de peau, elles se dévoilent et révèlent leur rapport à leur corps. Le passage sous les aiguilles représente pour certaines un exutoire, pour d’autres un acte d’affirmation ou une thérapie. Une entrée saisissante dans le monde du tatouage au féminin.
©Nathalie Kaïd/éditions Vega © Xavier Lambours
S’encrer pour mieux s’ancrer
« Je me suis affirmée à travers l’encre. Je me suis confrontée à mes défauts, à mes peurs, à ma personnalité », confie Aurélie, 28 ans. Le tatouage est tantôt un élan de révolte, tantôt une ligne de conduite auto-imposée avec une devise ancrée dans la peau (telle que « Stay true to yourself »), et souvent une réappropriation de son corps.
Ce livre d’art est le fruit de trois années de rencontres passionnées durant lesquelles Nathalie Kaïd a interrogé des femmes de tout âge sur leurs tatouages. Sous son objectif, elle immortalise et sublime les peaux encrées, et accompagne les photographies couleurs poignantes de confidences qui révèlent une grande diversité d’expériences.
Ainsi, pour Sophie, le tatouage est un moyen de « briser l’image de la petite fille sage et soumise ». Julie confie que cette pratique d’ornement lui a permis de sublimer un corps qu’elle n’assumait pas. Ania, de son côté, note que le tatouage est une sorte de thérapie par rapport à des complexes du passé. Agnès s’est lancée après le décès de sa mère, Estelle a passé le cap à trente-neuf ans après un coup de coeur pour une tatoueuse, Magalie s’est couverte la peau pour la première fois « sur un coup de tête » alors qu’elle était « un peu saoule » dans un bar et Natacha s’est offerte son premier tatouage pour ses dix-huit ans « pour embêter [s]a mère ».
Quelle que soit la raison, esthétique ou spirituelle, il y a un avant et un après le passage sous les aiguilles. Dans la préface du livre, le sociologue Philipe Liotard explique que le tatouage élabore « une symbolique de soi ». C’est une transformation du corps qu’on choisit et qu’on maîtrise. L’encre a dès lors un impact identitaire, et permet de marquer des étapes importantes de sa vie en lien avec l’amour, la maternité, la mort, la maladie ou la joie. La constante se trouve dans le fait de « s’aimer tatouée ».
Un journal pas si intime : quid du regard des autres ?
« Tu as déjà vu une Ferrari avec des autocollants ? » Le commentaire de la mère d’Estelle illustre la perception que certaines personnes ont du tatouage. Même si Philipe Liotard souligne une transformation à cet égard depuis le milieu des années 1990, il est parfois encore nécessaire de s’affranchir des a priori familiaux, sociétaux ou professionnels.
Marie, par exemple, est juriste et a choisi de dissimuler ses tatouages. Elle déplore les conclusions hâtives et erronées que les gens peuvent avoir sur les femmes tatouées. Elodie, elle, fait part des réticences de son entourage : « Ma famille m’a considérée comme une folle. Ils ont été très surpris car ils ne s’attendaient pas à un dessin si important. Ils s’y sont faits…Mon petit ami aussi malgré le fait qu’il soit contre les tatouages. Il lui a fallu bien une année pour digérer ». S’aimer tatouée, c’est aussi devoir naviguer sous le regard des autres.
Certaines cachent leurs tatouages par nécessité, d’autres en jouent, s’engageant dans un jeu subtil de dévoilement et de dissimulation. Parfois, sortir du cadre est justement ce qui favorise la construction de soi ou la production de nouveaux codes. La pratique du tatouage transforme donc le journal intime qu’est le corps en cahier extime. « Le tatouage n’est pas un journal si intime puisqu’il s’agit d’un journal tégumentaire, d’une inscription qui est, de fait, visible, même si la visibilité peut être contrôlée », affirme Philipe Liotard.
« Un déclic réparateur » : le tatouage post-cancer
L’appropriation de cette pratique historiquement plutôt réservée aux hommes revêt une fonction d’autant plus symbolique et réparatrice après une mastectomie. En 2016, Nathalie Kaïd crée Sœurs d’Encre by Rose Tattoo, une association spécialisée dans le tatouage sur cicatrice. Le but est d’offrir une alternative à la chirurgie réparatrice ou de permettre de masquer les cicatrices de reconstruction.
Un dossier de 30 pages situé à la fin de l’ouvrage offre un aperçu touchant de cette démarche. Le tatouage post-cancer du sein est décrit par les concernées comme « un déclic réparateur » ou comme une « résurrection ». La semaine Rose Tattoo a permis une libération de la parole et des complexes dans un cadre bienveillant et solidaire.
« Après exérèse et tumorectomie, le tatouage a été un nouvel acte définitif effectué sur mon corps. Mais celui-là je l’ai totalement choisi ! » s’exclame Marie-Laure, 50 ans, qui s’est tatouée pour recouvrir ses cicatrices. « J’ai beaucoup appris des femmes qui ont traversé la maladie. Avec elles, pas d’apitoiement, on avance et on rigole ! » partage la tatoueuse Ambre. L’encre contribue dès lors à l’acceptation d’un corps irrémédiablement altéré par la maladie et ses traitements. Christiane, survivante du cancer du sein de 73 ans, affirme : « C’est mon premier tatouage, ce sera le seul et il clôture mon histoire avec le cancer ».
Editions Vega, 308 pages, 36 €
Journaliste suisse basée à Berlin, Özgül traite l’actualité internationale au quotidien pour une agence de presse, et a auparavant travaillé pour la télévision et la presse écrite. Elle se passionne en parallèle pour des sujets culturels et féministes, et sa bibliothèque s’agrandit progressivement pour accueillir plus d’ouvrages allant dans ce sens.