Cela fait maintenant quelques mois que les références à Valérie Solanas, à la misandrie politique et à l’usage de la violence par les féministes traversent mes lectures : Confessions d’un gang de filles de Joyce Carol Oates, Les Orageuses de Marcia Burnier, La Terreur Féministe d’Irene ou encore la série Sweet/Vicious de Jennifer Kaytin Robinson. Il était également difficile de passer à côté des polémiques et des commentaires offusqués devant Le Génie Lesbien d’Alice Coffin et l’affirmation de Pauline Harmange Moi, les hommes je les déteste. La réédition du Scum Manifesto en février 2021, aux 1001 Nuits, postfacé par Lauren Bastide est donc tombé très logiquement entre mes mains curieuses et impatientes.
Je m’attendais à lire une charge misandre burlesque, extrême mais cathartique, écrite par une femme illustrant sa folie meurtrière dans des pages sans portée politique précise. Parce que oui, étant une femme1, j’ai de nombreuses raisons de détester les hommes et de m’imaginer avec espoir une société dans laquelle je n’aurais pas à subir les violences viriles avec lesquelles je compose quotidiennement. Je me suis donc installée dans ma lecture avec une forme de plaisir coupable en pensant me réjouir de pages décrivant la disparition massive des hommes.
C’est souvent ce qui revient lorsque le Scum manifesto est évoqué : l’éradication des hommes expliquée par celle que l’on connaît pour sa tentative de meurtre perpétrée contre Andy Warhol.
Et c’est vrai que cela apparaît dans ce petit essai de 70 pages. Il est en effet question de l’élimination des hommes dès le titre, un acronyme pour « Society for cutting up men » traduit par « Société pour tailler les hommes en pièces » et dès les premières lignes :
« Vivre dans cette société, c’est au mieux y mourir d’ennui. Rien dans cette société ne concerne les femmes. Alors, à toutes celles qui ont un brin de civisme, le sens des responsabilités et celui de la rigolade, il ne reste qu’à renverser le gouvernement, en finir avec l’argent, instaurer l’automation à tous les niveaux et supprimer le sexe masculin2. »
Puis Solanas revient à ce propos dans les dix dernières pages. Les hommes vont très logiquement s’auto-détruire soit parce qu’ils détruisent tout, soit parce qu’ils prennent conscience de leur médiocre gestion ainsi :
« Les femmes, qu’elles le veuillent ou non, prendront bientôt le monde en main, ne serait-ce que parce qu’elles ne pourront pas faire autrement : les hommes, pour des raisons pratiques, auront disparu du globe3. »
Intervient alors la question de la reproduction, désormais tout automatisée – puisque cela fait également partie des projections logiques de Solanas, l’entière « automation » de toute industrie, jusqu’à la reproduction de l’espèce. En ce sens, la participation des femmes à l’entreprise reproductive est interrogée ainsi que la continuité de l’homme devenu inutile :
« Pour ce qui est de reproduire le genre masculin, il ne s’ensuit pas, sous prétexte que les hommes, comme la maladie, ont toujours existé, qu’ils devraient continuer à exister4. »
Attendre la disparition naturelle des hommes ne saurait cependant pas satisfaire l’impatience de Scum puisque « Scum veut s’éclater maintenant » (p. 66). Scum pourrait alors très rapidement mettre son projet social en route. Et une partie de ce projet implique l’extermination des hommes exerçant un pouvoir social coercitif sur les femmes, en premier chef les violeurs, « les politiciens et toute leur clique […] les flics qui alpaguent, les procureurs qui accusent, les juges qui collent des amendes » au même titre que les harceleurs et les publicitaires, tous considérés comme « les hommes les plus odieux et les plus nuisibles5 ». Les hommes pourront trouver le salut et survivre, ils auront alors à adhérer pleinement au projet politique de Scum et le servir, ainsi de ceux qui reconnaîtraient leur infamie et qui rejetteraient le masculin.
Voilà. C’est tout ce qui concerne l’éradication des hommes dans le Scum manifesto. Et c’est loin de ce qu’il y a seulement à en retenir. Cette attention portée à cette partie du raisonnement de l’autrice est assez symptomatique de la centralité du confort masculin ; récemment encore, de nombreux comptes féministes ont été censurés du fait d’avoir posé la question « Comment fait-on pour que les hommes cessent de violer6? » C’est un recours à une stratégie rhétorique classique qui consiste à renverser l’accusation : plutôt que de s’émouvoir du fait que 98 % des viols en France soient commis toutes les 7 minutes par des hommes, on s’inquiète d’une généralisation qui n’offusque personne quand il s’agit de n’importe quelle autre catégorie de personnes. De même que de ne voir dans le Scum manifesto les seules élucubrations d’une psychotique violente relève d’un processus de délégitimation de la pensée politique de Solanas. Car ce que l’autrice offre prioritairement dans ce manifeste littéraire, c’est une analyse féministe radicale de la société occidentale des années 60.
La principale critique de Solanas repose sur la violence inutile de la virilité, érigée en colonne vertébrale du fonctionnement social. Selon elle, l’origine de cette violence est un fait biologique. En un renversement des théories freudiennes, elle affirme que l’homme est une « femelle incomplète […] une femme manquée, une fausse couche ambulante, un avorton congénital7 ». Cette incomplétude génèrerait ainsi chez tous les hommes le désir d’être des femmes sur qui ils projettent alors à la fois tous leurs désirs et toutes leurs frustrations de n’être pas elles. Toute l’organisation sociale, la répartition des fonctions sociales et la domination se structurent à partir de ce désir des hommes d’être des femmes, parce qu’ils sont eux-mêmes incomplets.
La religion, la philosophie, l’art en sont des reflets flagrants : imaginée pour absoudre leur honte, leur vacuité élevée au rang de question existentielle, ou déguisée en se persuadant que « ce qui est obscur, vague, incompréhensible, indirect, ambigu et ennuyeux, est à coup sûr profond et brillant8 ».
La défaillance naturelle des hommes les empêche encore de tout positionnement collectif, de toute organisation commune, et ce à toutes les échelles, familiale, communautaire, sociale :
« Chaque homme est une île. Enfermé en lui-même, sans aucun contact, sans émotion, incapable de communiquer, l’homme a horreur de la civilisation, des gens, des villes, de toute situation qui demande de comprendre les autres et d’entrer en relations avec eux9. »
Le travail est donc une conséquence logique : « L’homme, incapable d’entrer en relation avec les autres (voir plus haut), et contraint de se donner l’illusion de servir à quelque chose, s’active, pour justifier son existence […] Puisqu’il ne peut aimer ni établir de contacts, l’homme travaille. » (p. 19-20). Il en est de même pour la hiérarchisation sociale en faveur des hommes :
« Comme il désire que la femme soit son guide (la Mamma) mais qu’il est incapable d’accepter cette idée (après tout il est un Homme), comme il veut jouer à la femme, usurper sa fonction de Guide et de Protectrice, il s’arrange pour que toutes les autorités soient masculines10. »
La famille et le couple sont également le lieu de l’illusion de supériorité des hommes aux conséquences émotionnelles désastreuses :
« Papa, lui, est un débile affectif et il n’aime pas ses enfants ; il les approuve – s’ils sont « sages », gentils, « respectueux », obéissants, soumis, silencieux et non sujets à des sautes d’humeur qui pourraient bouleverser le système nerveux mâle et fragile de Papa – en d’autres termes, s’ils vivent à l’état végétal […]. S’ils ne sont pas « sages », Père ne se fâche pas […] non, il se contente de désapprouver, attitude qui, contrairement à la colère, persiste, et exprime un rejet fondamental : le résultat pour l’enfant, qui se senti dévalorisé et recherchera tout sa vie l’approbation des autres, c’est la peur de penser par lui-même, puisqu’une telle faculté conduit à des opinions et des modes de vie non conventionnels qui seront désapprouvés11. »
Pour conclure cette présentation de la critique de la masculinité hiérarchisée présente dans le Scum, une citation synthétisant le point de vue de Solanas :
« Grâce à sa sexualité envahissante, son indigence mentale et esthétique, son matérialisme et sa gloutonnerie, l’homme, non content de nous avoir infligé son ‘Grand Art’, a cru devoir affubler ses villes sans paysage de constructions hideuses (dehors comme dedans) et de décors non moins moches, d’affiches, d’autoroutes, de bagnoles, de camions pleins de merde, et tout particulièrement de sa nauséabonde personne12. »
Au-delà de la critique, ce manifeste est une proposition politique. On peut l’apercevoir dès les premières citations ici données, le propos de Valérie Solanas est profondément anticapitaliste. Le travail et l’argent sont, dans son paradigme, l’expression d’une névrose toute masculine, qu’il s’agit de renverser. Ainsi, une grève des femmes, massive, fera, à coup sûr, tomber les gouvernements rapidement :
« Et si une grande majorité des femmes étaient Scum, elles parviendraient en quelques semaines aux commandes du pays en refusant de travailler, c’est-à-dire en paralysant la nation entière. Elles pourraient y ajouter d’autres mesures, dont chacune serait suffisante pour bouleverser l’économie et le reste […] Si toutes les femmes laissaient tomber tous les hommes, tout simplement, le gouvernement et l’économie nationale s’effondreraient13. »
Proches que nous sommes du 8 mars, cela laisse rêveuse ! Le projet de Scum repose principalement sur ce qu’elle appelle « la force du dé-travail14 ». Les membres de Scum, discrètes, organiseront le sabotage du travail : les vendeuses ne feront plus payer les clients, les ouvrières saboteront les outils, les conductrices opèreront la gratuité des transports. Il s’agira de détruire, piller, saboter et tuer avec discernement, sans jamais entraver le bon fonctionnement des services de santé ni d’acheminement de nourriture et d’eau. L’idée centrale étant de détruire le système et non plus de composer avec ni de s’en extraire :
« Laisser tout tomber et vivre en marge n’est plus la solution. Baiser le système, oui. La plupart des femmes vivent déjà en marge, elles n’ont jamais été intégrées. Vivre en marge, c’est laisser le champ libre à ceux qui restent ; c’est exactement ce que veulent les dirigeants ; c’est faire le jeu de l’ennemi ; c’est renforcer le système au lieu de le saper car il mise sur l’inaction, la passivité, l’apathie et le retrait de la masse des femmes15 »
Cette abolition du travail et la chute de la finance entrent dans ce que l’on pourrait qualifier d’utopie féministe. L’automation générale amènerait en effet à une entière reconstruction de l’organisation sociale : le vote électronique (mais les gouvernements deviendront vite inutiles) ; mais donc surtout la mise en place de l’Éternité et de l’Utopie. Ces dernières surgiront d’un enseignement de qualité qui permettra enfin de résoudre les vrais problèmes et non plus de « perpétuer une élite académique16 » : la maladie, la vieillesse, la mort, les villes et l’habitat.
Si le propos paraît dans certains regards contemporains comme essentialistes et transphobes17 par moments, il faut, je crois, là encore, repenser l’œuvre dans son contexte politique et connaître aussi le point de vue situé de l’autrice : une écrivaine, lesbienne, travailleuse du sexe, pauvre, victime d’inceste et de viols, écrivant son texte avant les révolutions féministes et raciales des années 70 et les premières études universitaires sur le genre. En effet, Solanas base l’ensemble de son analyse sur la biologie mâle/femelle, cette branche scientifique étant sa première curiosité universitaire. Cependant, lorsqu’elle évoque « le mâle », elle décrit ce que nous nommerions aujourd’hui des caractéristiques de genre, le « mâle » c’est l’homme à la masculinité toxique. Et tous ceux qu’elle nomme « les travelos » et les « pédés » reçoivent en fait son approbation puisqu’ils ont le courage et l’honnêteté d’assumer leur désir originel, être des femmes, en s’isolant et s’exposant alors à la violence des hommes cis qui feront « tout pour les obliger à rentrer dans le rang » (p. 35). Vous l’aurez compris, la thèse de Solanas est que tous les hommes sont en fait des femmes trans qui se voilent la face. Et surtout, ce texte ne s’adresse pas aux hommes cis hétérosexuels socialisés à la virilité écrasante, il s’adresse aux « Scum ».
Avant d’être l’acronyme de la « Société pour tailler les hommes en pièces », injustement ajouté au titre de l’édition de Maurice Girodias18, sûrement pour ajouter du piquant à l’essai qu’il publie uniquement parce que son autrice a failli assassiner Andy Warhol, en anglais « scum », c’est la boue, le déchet, le rebut. Et c’est dans cette idée punk avant l’heure qu’elle se considère, elle et les siens, les queer et les putes. Les « Scum », ce sont celleux qui viennent de la boue et qui s’arrachent de la périphérie pour investir le cri :
« Débarrassées des convenances, de la gentillesse, de la discrétion, de l’opinion publique, de la ‘morale’, du respect des trous-du-cul, toujours surchauffées, pétant le feu, sales et abjectes, les Scum déferlent… elles ont tout vu – tout le machin, baise et compagnie, suce-bite et suce-con – elles ont été à voile et à vapeur, elles ont fait tous les porcs et se sont fait tous les porcs… Il faut avoir pas mal baisé pour devenir antibaise, et les Scum sont passées par tout ça, maintenant elles veulent du nouveau ; elles veulent sortir de la fange, décoller, sombrer dans les hauteurs19. »
Ce que je voudrais ramener dans le débat autour du Scum et pour finir cet article, c’est aussi son intention littéraire. Solanas est une écrivaine, elle veut écrire, elle écrit. Elle se promène toujours avec sa machine à écrire, même lorsqu’elle vit dans la rue. C’est d’ailleurs pour gagner du temps d’écriture qu’elle s’oriente vers le travail du sexe ; c’est, entre autres, pour cela qu’elle tire sur Warhol. Il prétend avoir perdu le seul manuscrit d’une de ses pièces qu’elle lui avait confié – le manuscrit de Up your ass sera retrouvé 30 ans plus tard dans un placard de la Factory. Il ne nous reste d’elle seulement les écrits d’avant 68 ; tout le reste, les milliers de feuilles parfois évoquées en interview, ont été brûlées par la mère de Solanas à sa mort. Il faut donc lire le Scum comme une œuvre littéraire : entre pamphlet, utopie et manifeste. C’est enfin le récit d’une violence magnifiée, un réel transcendé, un art politique.
1 Et pourtant une femme cis-genre blanche au capital économique et culture confortable, donc loin d’être la plus exposée au sexisme.
2 Valérie Solanas, Scum Manifesto, Mille et une nuits, 2021[1967], p. 9.
3 Op. cit., p. 63.
4 Op. cit., p. 65.
5 Op. cit., p. 73-74.
6 Voir l’article sur Slate à ce sujet : http://www.slate.fr/podcast/199845/comment-faire-hommes-arreter-violer-mansplaining-55
7 Valérie Solanas, op. cit., p. 10.
8 Op. cit., p. 48.
9 Op. cit., p. 31-32.
10 Op. cit., p. 37.
11 Op. cit., p. 22-23.
12 Op. cit., p. 58.
13 Op. cit., p. 66-67.
14 Op. cit., p. 70.
15 Op. cit., p. 75-76.
16 Op. cit., p. 81
17 Étant une femme cis-genre, je laisse évidemment aux personnes concernées le soin de préciser et/ou contredire mon interprétation.
18 L’acronyme est toujours apparu comme sous-titre par contre.
19 Op. cit., p. 54.
Lucie Barette, docteure en littérature et langue françaises, se fascine pour les manières qu’ont les femmes de composer avec les injonctions et les contraintes qui pèsent sur elles pour faire œuvre littéraire et médiatique. Entre deux livres poussiéreux, elle glisse une table de mixage pour mettre en lumière le hip-hop swaggé des minorités de genre et faire bouger les capillarités pailletées de ses adelphes de luttes.