En botanique, les lisières, par exemple, bois et prairies, sont les plus riches en biodiversité. Elles sont le carrefour de plusieurs mondes, marges prolifiques de vie qui s’accommodent les unes des autres et même s’enrichissent, se complètent, dans une interdépendance joyeuse.
La Realidad, dernier livre de Neige Sinno, est du même tonneau. C’est un carrefour prolifique et sensible, érudit et elliptique, politique en ce sens qu’il interroge notre être au(x) monde(s).

Dans ce livre, plusieurs mondes s’entremêlent, se croisent, se répondent dans une prose, limpide comme le jour, poétique. Elle éclaire sous des angles novateurs et audacieux comment les mots disent notre relation au monde, aux autres, humains et non humains, à soi.
La Realidad est le nom d’un village au Chiappas que la narratrice et Marga, son amour d’alors, veulent atteindre pour y rencontrer le sous-commandant Marcos, il y a une vingtaine d’année de cela. Oui, nous sommes au Mexique, non, cette rencontre n’aura jamais lieu. Ce livre parle d’une quête sans fin que la fin du livre même ne clôture pas.
La narratrice nous raconte pourquoi, venant du « monde premier », comme le qualifie les « natives », il lui importe de réinterroger ce que l’histoire a fabriqué comme récits et comment ces récits racontent l’impasse ontologique que notre modernité a produit, comment l’universalité a écrasé tout ce qui n’est pas elle sur son passage, avec l’arme de la raison. Elle esquisse des pistes. Elle nous invite à nous décentrer. Elle convoque à notre table de lecture Antonin Artaud et son voyage au Mexique, Le Clézio et ses plus vieux écrits quand il s’insurge de comment, nous les occidentaux, avons réduit le monde à un immense supermarché. Elle convie, dans l’apprentissage du langage, une sociologue « native », et sa grand-mère farouchement opposée à sa classification comme indigène, revendiquant le nom qu’elle et son peuple se sont donnés. D’autres figures, encore, nous invitent au décentrement et à accepter de ne rien comprendre, que ce n’est pas si grave, finalement.
La narratrice participe à des rencontres avec des zapatistes, qu’elle n’idéalise pas. Elle participe, en particulier, à une rencontre organisée par les femmes zapatistes. Plusieurs milliers de femmes convergent pendant trois jours et cherchent comment sortir du patriarcat, chacune à sa manière, chacune avec sa sensibilité, sans solution unilatérale, plutôt comme un chemin cheminant.
Patiemment, Neige Sinno tisse une toile bigarrée des possibles, issues de ce que l’Occident a rejeté à la marge, qui n’est pas encore mort, elle esquisse les sources auxquelles s’abreuver, les chemins à emprunter, le pas prudent, le cœur ouvert.
Cela commence par se nommer, cela commence par, par de là ce qui peut nous sembler une évidence, demander à l’autre rencontrée.e comme il/elle se nomme.
C’est d’une telle évidence, si peu pratiqué, une philosophie de l’accueil, une fenêtre ouverte plein ciel.
Travaux pratiques : demander le nom des plantes dans leur langue et culture natives aux habitants dans tous les pays. Car, évidemment, la Bougainvillier n’a pas été « découverte » par Monsieur de Bougainville. Elle a son histoire, mêlée à celle des natifs et natives, que la Raison a écartée d’un revers de main, lui préférant la description de caractéristiques physiologiques la classant comme une ressource potentielle, exploitable.


Enfant déjà, les après-midis entières de lecture, la construction de cabanes et les courses en patin à roulettes avec les copines, s’extasier devant un lever de soleil en montagne se nourrissaient mutuellement. Pas de raison que ça change. Lire est une expérience charnelle, construire une cabane une quête métaphysique. Vivre, un grand tout, au jour le jour.