Tuer, être tuées : les victimes assassines d’Audrey Pleynet et de Premee Mohamed

Le point commun entre Sintonia d’Audrey Pleynet et Et que désirez-vous ce soir de Premee Mohamed, c’est qu’au début, les héroïnes meurent, sauf qu’en fait, non.

Audrey Pleynet à gauche et Premee Mohamed à droite.

Sintonia partage sa narration entre quatre points de vue, quatre sœurs liées par le Diapason que maîtrise leur lignée. Dans une Venise future élevée très haut au-dessus d’un Sol devenu toxique, la guilde matriarcale des Sintonia est la seule à maîtriser cet art secret, par lequel les plus âgées peuvent prendre le contrôle du corps de leurs descendantes. Mais une autre famille a décrété leur perte. Une à une, elles tombent sous les attaques. Seules survivent au prologue Talia, Azzura, Agnese et Reyna, dont chacune se croit la seule rescapée. Fuir ou se cacher, être aidée ou s’en sortir seule – mais à quel prix du corps et de l’âme ? Chacune fait ses choix ; chacune contribue à remonter les fils qui ont conduit à la destruction de leur maison.

Et que désirez-vous ce soir adopte la voix de Joyau, courtisane de la prestigieuse Maison Bicchieri, qui veille Winfield, collègue et camarade, récemment assassinée par un client. Mais si veiller des morts a quelque chose de tragiquement banal, il est plus angoissant encore de veiller des vivants : Winfield est revenue d’entre les morts, et ça risque de ne plaire ni à leurs employeurs, ni à l’assassin. Et si Joyau veut aider son amie à remonter les fils qui ont conduit à sa mort, elle redoute plus que tout de perdre le peu de sécurité et de confort que lui garantit son emploi, au prix de sa liberté.

Le point commun entre Sintonia d’Audrey Pleynet et Et que désirez-vous ce soir de Premee Mohamed, c’est que ses héroïnes sont des tueuses.

Le Diapason que manie la guilde Sintonia lui sert à commettre des assassinats parfaitement millimétrés, et Talia, Azzura ou Reyna n’ont pas oublié les gestes qui tuent – pas plus que le prix du sang. Talia, mère de deux fillettes qui auraient dû être le chaînon suivant de la lignée, apprend à les voir comme ses enfants plutôt que comme ses continuatrices, et se questionne sur sa responsabilité ; Reyna, au corps détruit par l’attaque, voit s’allumer en elle l’addiction à la mort donnée ; Azzura, pour survivre, explore d’autres voies du pouvoir et de la compromission. Winfield, déjà morte, ne craint plus de mourir, et rien ne peut arrêter sa traque pour découvrir l’identité de son assassin, l’attirer dans un piège, exercer sur lui son implacable vengeance. Les deux romans manient leur style comme d’autres manient la dague. Chez Pleynet, la forme longue est sobre, efficace, une lame de narration qui coupe dans le gras et touche sa cible. Le roman sera peut-être un peu désarmant pour des lectrices vraiment inhabituées à la SF, mais il reçoit un succès mérité dans le milieu. Chez Mohamed, la forme brève est tendue, virtuose, une poésie dans le coup de grâce, entre la rage et la peur. Aucun problème pour y entrer si vous ne pratiquez guère la SF : ici, l’anticipation sert de métaphore et de caisse d’écho pour explorer le monde de l’exploitation sexuelle, des violences faites aux travailleureuses du sexe et aux femmes en général, et de la marchandisation des corps.

Le point commun entre Sintonia d’Audrey Pleynet et Et que désirez-vous ce soir de Premee Mohamed, c’est surtout qu’on n’est jamais seules.

On croit comparer deux œuvres pour une raison et voilà qu’on trébuche sur une autre. Les quatre héroïnes de Sintonia sont affaiblies, aux abois, en danger, parce qu’elles sont convaincues d’être seules, d’être la seule – l’unique survivante, écrasée par le fardeau de la lignée, par le deuil, par l’isolement. Elles dont l’existence même les a toujours reliées aux autres femmes – dès l’utérus, puisque le Diapason est rendu possible par le microchimérisme foeto-maternel – comment pourraient-elles exister ainsi ? Alors elles trouvent d’autres femmes. Des alliées de circonstance, des amies, des rivales. Et surtout, elles font le lent chemin qui leur apprendra qu’elles ne sont pas seules ; que cette idée qu’on est seule, c’est ça qui nous plombe les ailes, suspend nos gestes, détruit nos corps. Mais aucune de nous n’est seule. Et cette sororité, c’est aussi celle qui bat dans Et que désirez-vous ce soir, unissant courtisanes et courtisans. Joyau, à mesure qu’elle découvre qu’elle n’est pas seule, se découvre un courage, un esprit de résistance, face à l’exploitation qu’elle a toujours subie. Aucune de nous n’est seule, puisque nous jouons toutes un rôle : « tu es toujours deux femmes en même temps, comme nous toutes ». Aucune de nous n’est seule, et si on s’en rend compte, on pourra abîmer tous les salauds dans les flots salés – on pourra tout surmonter, même la mort.