Repenser genre et société : l’immense contribution de Sarah Kane

Plus de vingt ans après sa disparition, l’œuvre de Sarah Kane reste largement discutée et jouée partout dans le monde. La dramaturge anglaise passe pour une comète dans le monde du théâtre et de la littérature : cinq pièces, en l’espace de quatre ans, des mises en scène et des choix ayant défrayé la chronique, et l’énigme de son suicide, en 1999. Sa première pièce Blasted avait choqué par la brutalité, presque la monstruosité des actes de ses personnages : viol, mutilation… Ces caractéristiques reviennent d’une œuvre à l’autre et poussent la critique à parler de In-Yer-Face Theater, littéralement du « théâtre dans ta face ». Pourtant, force est de constater que malgré son importance, son travail a souvent été compris sous le prisme déformant de l’artiste maudite, dépressive et suicidaire, ou celui de la femme défiant les codes d’un théâtre britannique patriarcal.

Cette catégorisation de son œuvre empêche de pleinement profiter de ses pièces et surtout de mesurer l’impact qu’a eu son travail sur le monde du théâtre. La lecture de ses œuvres complètes, disponibles aux éditions Methuen Drama permet enfin d’avoir une vision d’ensemble, de Blasted à 4.48 Psychosis, achevée quelques semaines avant sa mort. Alors, pourquoi s’intéresser à Sarah Kane finalement ? Les mots sont crus, les scènes violentes. La lecture n’est pas forcément plaisante, elle est même parfois franchement perturbante, et les mises en scène se sont pliées au jeu : pas d’édulcorants.

La violence dans les théâtres et dans la société

Encore une fois, catharsis semble être le terme approprié pour ce que décrit Sarah Kane : “Il est crucial de prendre en compte et de parler d’évènements jamais expérimentés par la mémoire – pour éviter qu’ils se reproduisent.” Montrer la violence, le crime sur les planches confronte les spectateurs à leur propre réalité, et à leurs propres déviances. Comme elle le dit elle-même, en écrivant : “Je n’ai rien inventé. Je ne suis pas malade à ce point. J’écris à partir d’histoires dans les journaux, j’enlève simplement les parties ennuyeuses.” Ainsi, ses différentes pièces effraient, dégoûtent, mais sont simplement un reflet de notre société, sans se soucier des conventions d’unicité du théâtre d’Aristote, ou de ménager les sensibilités de chacun.

Sa première pièce Blasted est un exemple parfait de cette démarche. Elle s’ouvre sur un décor d’une chambre d’hôtel luxueuse à Leeds, Angleterre. Un journaliste d’une quarantaine d’années, misogyne, raciste et autre est avec Cate, une jeune femme. Il la viole, mais soudain un soldat entre dans la pièce pendant que Cate s’enfuit. Peu après, le soldat viole le journaliste dans un décor changé : un mur défoncé montre une ville dévastée, symbole de la guerre de Bosnie qui faisait rage en 1995. Le parallèle entre violence domestique et violence de la guerre permet de percevoir la vision de Kane de la société. “Qu’est-ce qu’un viol banal à Leeds a en commun avec le viol de masse comme arme de guerre en Bosnie ? Le mur de papier entre sécurité et civilisation d’un Royaume-Uni en paix et la violence chaotique de la guerre civile.” Ici, la violence est le pilier de l’organisation sociale, et permet aux lecteurs et spectateurs de comprendre les logiques de soumission, d’appropriation ou de danger.

Beaucoup de journalistes se sont empressés de voir dans la réception des œuvres de Kane une preuve d’une misogynie. La surprise a également été au rendez-vous : une femme qui parle de mutilation, de viol, qui déroge à l’idéal de délicatesse et de douceur, quel choc ! Dans un article du Guardian consacré à la perception d’œuvres dites « violentes » d’artistes femmes, la romancière Elizabeth Hand déclare : “une partie des livres les plus intéressants que j’ai lus – des histoires sombres, transgressives, qui mettaient à mal les paradigmes dominants – ont été écrits par des femmes. [ …] Je pense également que les femmes font peut-être plus souvent l’expérience de la violence – violence conjugale, agression sexuelle, violence sur le lieu de travail.” Qui n’a pas frissonné en parcourant du regard le domaine de Manderley en flammes pendant la lecture de Rebecca, écrit par Daphné du Maurier ? Alors, quel équilibre entre la nécessité de “tuer l’ange dans la maison” (Virginia Woolf) et celui de ne pas voir en Kane et d’autres auteures des femmes monstrueuses, cherchant la transgression uniquement pour contester une vision de la féminité ? 

Être artiste et femme

La réponse de Sarah Kane est la suivante : “Ma responsabilité en tant qu’écrivain est à la vérité, peu importe son degré de déplaisance. Je n’ai pas de responsabilité en tant que femme parce que je ne pense pas qu’une telle chose existe. […] Je ne veux pas être la représentante d’un groupe biologique juste parce j’y appartiens.” Finalement, l’engagement le plus féministe qu’il soit est de lire Sarah Kane d’un œil non-genré, sans prendre en considération sa propre identité. Pourtant, cela ne veut pas dire que le message ne peut pas être utile pour quiconque souhaitant comprendre les dynamiques entre hommes et femmes dans le monde qui les entoure, bien au contraire.

Les pièces de Sarah Kane dépeignent une société où la violence et l’absurdité ont une place prépondérante. La violence d’un viol domestique dans une société en paix se télescope à un viol en temps de guerre. Et si les transgressions des règles du théâtre donnent lieu à profusion d’hémoglobine sur scène, entre énucléations, mutilations génitales, c’est pour montrer à la société – ses spectateurs –, que la violence n’est jamais loin et que tant que les plus faibles ne seront pas protégés d’une façon ou d’une autre, elle sera toujours présente. Les Bonnes de Jean Genet avait suscité les mêmes réactions offensées. S’inspirant d’un fait divers réel, Genet confronte le public à ses propres démons et à sa part d’ombre. L’œuvre de Kane va plus loin dans cette démarche en montrant la violence au mépris des règles de convenance théâtrales. Elle le dit elle-même : “La performance est viscérale. Elle te met en contact physique direct avec la pensée et les sentiments.” Ainsi, la violence sur scène n’est pas gratuite : elle permet une rencontre directe et crue entre messager et réceptionneur.

Lire ou voir une pièce de Sarah Kane permet à chacun·e de percevoir les mécanismes d’assujettissement dans notre société, de réfléchir à notre place dans ces phénomènes. Elle permet aussi de nous confronter à l’étrange, l’imprévu, la noirceur qui réside dans chaque être humain. Sa trajectoire en tant que dramaturge, elle, montre que malgré des carcans à la fois académiques propres à sa discipline et de genre, elle a su s’affirmer et créer une œuvre essentielle et révolutionnaire. 

Sarah Kane, Complete works, Methuen Dramas (2001), 16 euros sur Amazon.co.uk

Citations originales 

  • “It’s crucial to chronicle and commit to memory events never experienced – in order to avoid them happening.”
  • ‘I didn’t make any of this stuff up. I’m not that sick. I write about stories in the newspapers, I just leave out the boring bits.”
  • “What does a common rape in Leeds have to do with mass rape as a war weapon in Bosnia? The paper-thin wall between the safety and civilization of peacetime Britain and the chaotic violence of civil war.”
  • “some of the most interesting books I’ve read – dark, transgressive stories, subverting the dominant paradigm, have been written by women. […] I also think women may have more lived experience of violence – domestic abuse, sexual abuse, workplace violence.”
  • “My responsibility as a writer is to the truth, however unpleasant that truth may be. I have no responsibility as a woman because I don’t believe there’s such a thing. […] I don’t want to be a representative of any biological group of which I happen to be a member.”
  • “Performance is visceral. It puts you in direct physical contact with thought and feeling.”

Pour aller plus loin

Rage and Reason: Women Playwrights on Playwriting, Heidi Stephenson & Natasha Langridge, publié par Bloomsbury

The Guardian, Sarah Kane “Why can’t theatre be as gripping as footie?”, 1998.

www.theguardian.com/stage/2015/jan/12/sarah-kane-theatre-football-blasted

The Guardian, Laura Barton “Why do plays about sex and violence written by women still shock?” 2016.